
HANNA ARENDT : « LES ORIGINES DU TOTALITARISME ».
TOME III : LE SYSTEME TOTALITAIRE.
Dernier volet du maître-livre d’HANNA ARENDT, ce tome III aborde le cœur du phénomène totalitaire à travers les exemples nazi et soviétique en particulier, renvoyant dos-à-dos le racialisme du premier et le « classisme » du second.
I/ UNE SOCIETE SANS CLASSES.
1.Les masses.
Les régimes totalitaires :
-supposent l’action d’un « mouvement » perpétuel » ;
-s’appuient sur les masses et la popularité du « Chef » ;
-s’appuient sur l’attirance de la foule pour le mal et le crime ;
-déclenche un fanatisme allant jusqu’au sacrifice consenti à condition de ne pas être exclu du Mouvement (par les Grands « Procès » côté stalinien).
-supposent l’existence des masses et exclue donc de petits états comme ceux d’Europe centrale et orientale par exemple voués aux régimes autoritaires classiques. L’Italie se contente de la dictature et du parti unique. D’ailleurs les nazis admirent davantage les bolcheviques que les états autoritaires d’Europe centrale et d’Europe du Sud, HITLER relevant, dès les années 1920, les affinités entre nazisme et communisme.
Références bibliographiques sur ces thèmes :
-ALLAN BULLOCK ; Hitler, a Study in Tyrany , 1952.
-KONRAD HEIDEN; Der Führer: Hitler’s Rise to Power,1944.
Hitler n’entendait nullement protéger l’Occident contre le communisme raisonnement qui est toutefois à la base de l’engagement de nombreux fascistes européens.
Concernant les masses, même le peuple allemand n’était pas assez nombreux pour permettre l’épanouissement d’un régime authentiquement et intégralement totalitaire. Seul le gain de la guerre aurait permis l’épanouissement d’un tel régime.
Les régimes totalitaires supposent une « sélection » des individus les plus « purs » et les plus performants, ce à quoi visent les purges de Staline et les génocides nazis.
A la différence des classes, les masses sont incapables de s’intégrer dans des organisations économiques et politiques. Aussi nazis et communistes misent-ils sur ces masses apathiques qui leur offrent des clientèles nouvelles. Les systèmes totalitaires montrent le caractère à leurs yeux factice des majorités parlementaires ;
-« L’effondrement du système de classe eut pour conséquence automatique l’effondrement du système des partis, principalement parce-que ceux-ci, étant des partis d’intérêts, ne pouvaient plus représenter les intérêts de classes »(H.A).
(NOTE DE CADENET : on rappellera ici le mépris de Lénine, dès la veille de la « Révolution » d’octobre pour des masses ouvrières à ses yeux incapables de réaliser seules la Révolution sans la conduite d’une élite de révolutionnaires professionnels et toujours prêtes à « sombrer » dans le « trade-unionisme », c’est-à-dire dans la « collaboration de classes ». En fait Lénine et plus encore Staline instrumentalisent le peuple pour installer la dictature d’un appareil chargé, sous couvert de représenter ce peuple, de lui confisquer la propriété des terres et des usines. Côté hitlérien, Arendt démonter clairement l’instrumentalisation ancienne de la « populace ».).
Aussi Arendt avance-t-elle que des masses entières ne se sentent pas représentées et « secouèrent soudain leur apathie et allèrent partout où elles virent une occasion d’exprimer leur nouvelle et violente opposition. Elles formèrent une seule grande masse inorganisée et déstructurée d’individus furieux…Cette gigantesque massification d’individus produisit une mentalité qui, tel Cecil Rhodes quarante ans auparavant, pensait en continents et sentait en siècles »(H.A).
Il apparaît que l’individualisme moderne ne s’est pas opposé au processus de massification dans la mesure où il existait chez les masses un désintérêt de soi-(cf GUSTAVE LE BON dans sa Psychologie des foules de 1895)-entraînant le nihilisme et la haine de soi de l’intelligentsia moderne. Hitler et Staline sont des déclassés, le second issu « de l’appareil de conspiration du parti bolchevique, mélange très particulier de déclassés et de révolutionnaires »(H.A).
KONRAD HEIDEN écrit dans Der Führer…op.cit. : « Des décombres des classes mortes surgit la nouvelle classe des intellectuels, et à sa tête marche les plus impitoyables, ceux qui ont le moins à perdre, donc les plus forts : une armée de bohêmes, pour qui la guerre est un pays et la guerre civile une patrie ». (Note DE CADENET : on rapprochera cette démonstration du texte de VON SALOMON concernant les corps-francs et l’Allemagne, tiré des « REPROUVES » que j’ai cité dans la rubrique « GRANDS TEXTES » à la section consacrée à l’Allemagne sur le blog).
L’atomisation est inhérente à la société weimarienne, mais en Russie, il a appartenu à Staline de réaliser cette atomisation en liquidant la structure des soviets, puis celle des classes que Lénine avait tactiquement reconstituées durant la NEP.(NEP : Nouvelle Politique Economique lancée par Lénine en 1921 après l’échec du « Communisme de guerre » et constituant, de manière opportuniste, un retour « limité, pour un temps limité, à une économie de type capitaliste », destinée surtout à rompre l’isolement international de la Russie. De Cadenet.).
Les deux catégories « épurées » par la suite par Staline furent les classes moyennes et la paysannerie, au moyen de la famine provoquée et de la déportation, sous le couvert idéologique de l’expropriation des Koulaks et de la collectivisation. Puis ce fut le tour des ouvriers, de façon plus aisée car ils avaient été immédiatement spoliés de leurs expropriations spontanées des propriétaires d’usines pendant la révolution. En effet, le gouvernement avait confisqué les usines comme propriétés d’Etat sous prétexte que, de toute façon, l’Etat incarnait le prolétariat.
Par la suite, le stakhanovisme instaure une aristocratie du travail et le « Livret de travail » de 1938 fait du reste de la classe ouvrière une armée de forçats.
Il suffit ensuite d’éliminer la bureaucratie qui avait opéré la liquidation précédente, à travers les purges de 1936-1938 au cours desquelles 50% de tous les membres du parti, soit environ 8 millions de personnes, disparurent. Ici, la terreur et en particulier le système de la « culpabilité par association » (les amis d’un « coupable » le sont à leur tour) aboutit à la dénonciation systématique et pousse au plus haut point l’individualisation et l’atomisation d’une société.
Du côté des nazis, il y a un mouvement totalitaire préexistant à la domination totalitaire ; celle-ci s’affirme par la prise de distance à l’égard du programme initial. Staline, de son côté, doit opérer le découplage d’avec le léninisme révolutionnaire pour faire de sa pensée le « Ligne générale » à laquelle on doit une obéissance totale. C’est le « Mon honneur est ma loyauté » des SS de HIMMLER ! De son côté, Mussolini pratique le refus de tout programme au nom de l’inspiration du moment ; c’est plus « l’actualisme » de GENTILE (l’idéologue du PNF) que les « Mythes » de G.SOREL (théoricien français de la violence révolutionnaire qui inspira beaucoup le jeune Mussolini).
2. L’alliance provisoire entre la populace et l’élite.
L’élite totalitaire est composée d’hommes qui ont raté leur vie avant d’arriver au pouvoir mais dont ce ratage même assure le lien avec la populace déclassée. D’où, chez tous, la « joie » de voir arriver la guerre qui balayera de ses « orages d’acier » (ERNST JÜNGER) « l’âge d’or de la sécurité », cet univers de fausse sécurité, de fausse culture, de fausse vie qu’avaient dénoncées les Rimbaud, Lawrence, Brecht, Malraux, Bakounine, Blok…Pour ces déclassés, pas de pacifisme après la guerre mais une vision réaliste de la saignée de 1914. Après 1919, il importe plus d’appartenir à la génération des tranchées que de savoir de quel côté, au sens national ; ce sentiment est à la base de la propagande nazie.
C’est désormais l’action qui prévaut sur l’Etre, débouchant sur un activisme permanent des mouvements totalitaires. Le terrorisme ne vise plus alors à un résultat rationnel mais participe d’abord d’un expressionnisme politique. En découle en particulier le refus de la respectabilité qui amènera par exemple les SA à jeter leur homosexualité à la face du monde « bien-pensant ». De ce point de vue, « L’opéra de quat’sous « de BRECHT (1928), loin de choquer le bourgeois, le conforte dans sa volonté de rompre avec l’hypocrisie ambiante et on accepte, non comme une dénonciation mais comme une vision lucide, ces gangsters-hommes d’affaires et vice-versa. Dans le « Erst kommt das Fressen, dann kommt die Moral » (D’abord la bouffe, ensuite la morale), le prolétaire entend une évidence, le bourgeois un aveu salutaire et l’élite le plaisir de la mise à nu de l’hypocrisie. La subversion brechtienne s’effondre d’elle-même ! De façon identique, en 1938, CELINE propose, dans « Bagatelles pour un massacre » de tuer tous les Juifs et un GIDE accueille le propos comme le dévoilement de l’hypocrisie. Cette posture explique, côté soviétique, l’alliance de l’élite et de la populace alors que le communisme broie les créateurs.
Le plus grand soutient au totalitarisme nazi aux yeux d’Arendt : le philistin bourgeois « atomisé », coupé de sa classe, et qui ne se soucie que de protéger sa vie privée. Quant à l’intellectuel et au créateur, son soutient ne lui évite pas la destruction ultérieure car « la domination totale ne tolère la libre initiative dans aucun domaine de l’existence…Le totalitarisme, une fois au pouvoir, remplace invariablement tous les vrais talents, quelles que soient leurs sympathies, par ces illuminés et ces imbéciles dont le manque d’intelligence et de créativité reste la meilleure garantie de leur loyauté » (H.A).
II/LE MOUVEMENT TOTALITAIRE.
1.La propagande totalitaire.
Elle est dictée par le monde extérieur et s’apparente surtout à de l’endoctrinement plus ou moins accompagné de terreur, et qui augmente avec les forces des mouvements ou l’isolement et la protection des régimes totalitaires contre une ingérence extérieure.
A contrario, ce qui distingue les régimes autoritaires/totalitaires sur le plan intérieur, c’est l’usage de la terreur.
La propagande totalitaire, surtout avant la prise du pouvoir, use de l’argumentaire « scientifique » : obéissance aux « lois de la nature » côté nazi, soumission aux « lois de l’Histoire et de la lutte des classes » chez les communistes. Signe plus général de l’obsession de la scientificité et dernière étape d’un processus en vertu duquel «la science est devenue une idole qui guérira magiquement les maux de l’existence et transformera la nature de l’homme » (ERIC VOEGELIN, « The origins of Scientism »).
Ce développement du scientisme est à mettre en parallèle avec «la croissance cancéreuse du secteur utilitaire de l’existence « (idem) auquel les masses sont de plus en plus sensibles. Mais le scientisme vise le bien-être de l’Humanité sans pour autant vouloir changer la nature profonde de l’Homme à la différence des totalitarismes qui veulent changer l’Homme mais ne cherchent pas son bonheur.
La propagande use aussi de la prophétie annonçant les intentions du dictateur : c’est Hitler annonçant « l’anéantissement des Juifs s’ils déclenchent une nouvelle guerre » pour justifier d’entrée de jeu leur extermination programmée ou Staline parlant des « déviationnistes de droite et de gauche » comme de « classes moribondes » en 1930, véritable annonciation des purges ultérieures. Chez Hitler comme chez Staline, ce prophétisme s’accompagne d’un mépris souverain pour les faits car il suppose la conquête du monde qui autorise le dictateur totalitaire à réaliser tous ses mensonges.
Le système totalitaire repose sur la dénonciation régulière de vastes conspirations (Juifs, Francs-maçons, Cent familles, Trotskysme…) dont les masses sont friandes car plus portées par ce qu’elles imaginent que par ce qu’elles voient.(Nota DE CADENET : il appartiendra à FRANCOIS FURET de montrer les origines françaises de cette théorie du complot dont Robespierre et les Jacobins firent la base de la légitimité des exécutions en masse de la Grande terreur de 1793-1794. Sur ce sujet comme plus largement sur l’histoire de l’utopie communiste, on lira avec profit le « Passé d’une illusion » que Furet a publié naguère chez Fayard).
De plus, les masses, atomisées par l’effondrement des cadres de sociabilité, se raccrochent à une « idéologie à la cohérence extrêmement rigide et fantastiquement fictive » (AH). Car le système totalitaire vise à la cohérence totale (quoique fictive), que ce soit dans les « confessions » de la propagande bolchevique ou la législation rétroactive nazie visant à légitimer des crimes :
« Avant de prendre le pouvoir et d’établir un monde conforme à leurs doctrines, les mouvements totalitaires suscitent un monde mensonger et cohérent qui, mieux que la réalité elle-même, satisfait les besoins de l’esprit humain ; dans ce monde, par la seule vertu de l’imagination, les masses déracinées se sentent chez elles et se voient épargner les coups incessants que la vie réelle et les expériences réelles infligent aux êtres humains et à leurs attentes. La force de la propagande totalitaire – avant que les mouvements aient le pouvoir de faire tomber un rideau de fer pour empêcher qui que ce soit de troubler, par la moindre parcelle de réalité, la tranquillité macabre d’un monde entièrement imaginaire- repose sur sa capacité à couper les masses du monde réel. Les seuls signes que le monde réel offre encore à l’entendement des masses non intégrées et en voie de désintégration – et que chaque nouveau coup du sort rend plus crédules – sont, pour ainsi dire, ses lacunes : les questions qu’il dédaigne de discuter en public, ou les rumeurs qu’il n’ose pas contredire parce qu’elles touchent, quoique de façon exagérée et déformée, un point sensible. » (H.A).
L’antisémitisme nazi : apparaît comme un principe d’autodéfinition pour chaque individu impliquant une identification possible pour les masses atomisées. Il en va de même pour le concept de national-socialisme opérant la synthèse entre internationalisme de gauche et nationalisme et qui s’approprie le contenu politique de tous les autres partis et prétend implicitement les incorporer tous ! Pour Hitler, l’Etat a pour fonction de conserver la race, de même que l’Etat, dans la propagande bolchevique, n’est qu’un instrument dans la lutte des classes.
Noter le parallélisme étrange entre le programme des nazis (conquête mondiale à partir de la montée en puissance d’une « nation ») et le « programme » conspirationniste des « Protocoles des Sages de Sion ». Ces derniers appartiennent d’ailleurs à l’ensemble des textes délirants sur la conspiration franc-maçonne ou jésuite qui ont vu le jour depuis la Révolution Française.
La propagande nazie voit dans le « Juif supranational parce-qu’intensément national » (Hitler) le précurseur du maître allemand du monde ! C’est pourquoi Himmler pouvait déclarer : « Nous devons l’art de gouverner aux Juifs » !! Le projet d’Hitler consiste à réaliser l’affirmation de la « Communauté du peuple » (Volksgemeinschaft) comme la négation de la « société sans classes » des communistes. Côté bolchevique, tout le monde est rabaissé au rang d’ouvrier d’usine ; côté nazi, tout le monde peut devenir propriétaire d’usine !
Pour H.A, les leader totalitaires se distinguent par la façon dont ils choisissent les éléments d’idéologies préexistantes les plus appropriés à devenir les fondements d’un autre monde entièrement fictif. Plus la fiction est cohérente et se distingue en cela du chaos de la réalité, mieux elle fonctionne : le « pouvoir des Juifs » perdure après leur massacre et le « complot trotskiste » survit à la mort de Trotski !
Mais la propagande ne perdure qu’aussi longtemps que perdure le Mouvement : la défaite rejette les individus fictifs du monde fictif qui les unissait vers leur ancien statut d’individus atomisés. (Voir le désarroi des Allemands face aux défaites nazies à partir de 1943, un désarroi que le Volksturm – levée en masse- ne parvient pas vraiment à inverser et la solitude muette et incrédule des témoins d’avril-mai 1945. Sur ce sujet comme d’ailleurs pour une approche assez véridique d’Hitler, je vous conseille le film « La Chute » d’Oliver HIRSCHBIEGEL). DE CADENET.
2. L’organisation totalitaire.
Le « principe du chef » ressortit de tout régime autoritaire ; dans un système totalitaire, ce principe se cristallise parallèlement à la totalitarisation progressive du Mouvement. Il faut ici distinguer entre sympathisants et membres du Parti car tout système totalitaire fonde une sorte de gradation de l’initiation nécessaire à la propagande. Hitler précise d’ailleurs dans « Mein Kampf » que « même le parti unique ne doit jamais se développer au point d’embrasser l’ensemble de la population. Il est « total » à cause de son influence idéologique sur la nation ». De fait, des 7 millions de membres de la Hitlerjugend, seuls 50 000 furent acceptés comme membres du parti en 1937. Sympathisants, membres du Mouvements et militants (élites) composent trois cercles concentriques qui s’isolent mutuellement du monde réel : « Ce genre d’organisation empêche ses membres d’être jamais directement confrontés avec le monde extérieur dont l’hostilité demeure pour eux une pure présomption idéologique » (H.A). De ce point de vue, la hiérarchie protège le dogme.
Les formations d’élite (SA, SS, Waffen SS, SS Totenkopf…) sanctuarisent en quelque sorte une élite de plus en plus étroite et « pure ». Elles n’ont pas pour but spécifique la défense ou l’agression, mais sont avant tout des « instruments dans la lutte idéologique du mouvement ». De fait, Hitler liquidera Röhm en 1934 car ce dernier voulait transformer le régime nazi en dictature militaire. Or, le but d’Hitler est de fondre toutes les organisations professionnelles dans un seul Mouvement en les remplaçant par des institutions nazies, ce qu’il fera pour la diplomatie et l’armée entre 1936 et 1938 .
Les organisations d’élite, au contraire des organisations de façade qui masquent les menées totalitaires du mouvement, assument pleinement le crime mais placent ceux qui le commettent dans un halo de sécurité : « Ce sentiment de sécurité, résultant de la violence organisée au moyen de laquelle les formations d’élite protègent du monde extérieur les membres du parti, est aussi important pour l’intégrité du monde fictif de l’organisation que la crainte de sa terreur » (H.A).
Le chef : sa force réside d’abord dans son habileté à manipuler les luttes de pouvoir internes au parti. La violence ne suffit pas comme le montre le cas de Staline, plus grand bureaucrate que Trotski qui détenait le contrôle de l’Armée Rouge mais renonça à user du coup d’Etat militaire contre les triumvirs. Le chef est aussi celui qui défend le Mouvement contre le monde extérieur et qui incarne en même temps le lien avec ce monde extérieur. Unique source de pouvoir, tout subalterne procède de lui. A la différence du tyran ordinaire, le dictateur totalitaire s’identifie à ses subordonnés. Il incarne toujours les décisions les plus radicales, tout en souhaitant apparaître comme l’homme du juste milieu, à l’image de Staline au moment de la conquête du pouvoir.
Il dissimule ses intentions, met le minimum d’individus dans la confidence (les initiés),…autant d’éléments qui ressortissent de l’univers des sociétés secrètes, comme la vision d’une division dualiste du monde entre les « frères de sang jurés » et une masse indistincte, inarticulée, d’ennemis jurés.
La quête de la pureté raciale, imposée à 80 millions d’Allemands, aboutit à ce que chacun sorte de l’examen avec le sentiment d’appartenir à un groupe d’inclus qui se détachent sur une multitude imaginaire d’exclus, et « le même principe se voit confirmer dans le mouvement bolchevique par les purges à répétition dans le parti, qui réaffirment son sentiment d’inclusion à quiconque n’est pas exclu ».(H.A).
A l’univers des sociétés d’initiés ressortissent encore les rituels collectifs : grands défilés sur la Place Rouge ou journées du parti nazi à Nuremberg : « Au centre du rituel nazi se trouvait la prétendue « bannière du sang » et au centre du rituel bolchevique se trouve le cadavre momifié de Lénine, l’un comme l’autre introduisant dans la cérémonie un puissant élément d’idolâtrie » (H.A).
Avec Staline, c’est l’appareil de conspiration du parti révolutionnaire qui cesse d’être au service du parti pour prendre le pouvoir en tant que lui-même.. D’ailleurs, après la guerre civile, la Pravda déclare clairement que « la formule « tout le pouvoir aux soviets » était remplacée par : « Tout le pouvoir aux tchékas », c’est-à-dire à la police politique dont Staline, d’ailleurs, était issu.
Différence nazisme/communisme : « Le totalitarisme nazi débuta par une organisation de masse qui ne fut dominée que progressivement par les formations d’élite, tandis-que les bolcheviks commencèrent par les formations d’élite et organisèrent les masses en conséquence »(H.A).
Principe fondamental pour les organisations de mase : le mélange et/ou le balancement crédulité/cynisme. Du compagnon de route au leader, chacun sait que la politique est un jeu où l’on triche, et que le premier commandement du mouvement, « le Führer a toujours raison » est nécessaire pour réaliser les objectifs de la politique mondiale, c’est-à-dire la tricherie à l’échelle mondiale !! L’idéologie est faite pour la masse des non initiés ; pour les initiés des organisations d’élite, la croyance dans l’omnipotence et l’omniscience du Chef remplace le réel. En « libérant » l’Europe, les soldats de l’Armée Rouge vont quant à eux de désillusions en désillusions mais les officiers politiques restent stoïques car ils ont été formés à mépriser le réel.
La formation d’une élite (politique ou raciale) dispense de poursuivre l’action du seul point de vue idéologique (antisémitisme par exemple), ce qui explique qu’Hitler ait pu nouer des relations avec les Arabes et conclure des accords avec les Japonais. De même, côté bolchevique, la « lutte des classes » est devenue un simple procédé d’organisation comme l’antisémitisme dans le nazisme, ce qui permet là encore de passer des accords avec des Etats capitalistes. A ce stade, le Chef est utile, non plus comme un talisman, mais de par la fonction qu’il occupe dans le processus.
III/ LE TOTALITARISME AU POUVOIR.
Pour régler la contradiction entre idéologie universalisante, empire à vocation hégémonique et application nationale du programme politique, le totalitarisme use, côté communiste, de la thèse trotskyste de « révolution permanente » (idée de permanence du mouvement révolutionnaire née en 1905) et, côté nazi, du concept de « sélection raciale qui ne connaîtra jamais de trêve ».
1. Ce qu’on appelle Etat totalitaire.
Un Etat qui, au fil du temps, s’éloigne de ses objectifs révolutionnaires initiaux pour ne conserver qu’un pouvoir de terreur permanent. Cette terreur a d’ailleurs tendance à augmenter quand la « pacification » ou la « mise au pas du pays » est acquise : dans les années 1930 côté russe, pendant la guerre côté allemand. Très vite, les nazis ne tiennent même plus compte des décrets qu’ils promulguent dans la mesure où, comme le précise Hitler, « L’Etat total doit ignorer toute différence entre la loi et l’éthique ».
En URSS, la constitution de 1936 n’est rien d’autre que ce « voile de phrases et de promesses libérales jeté sur la guillotine qui se trouvait à l’arrière-plan » (ISAAC DEUTSCHER , « STALINE » ; 1949). D’ailleurs sa promulgation inaugure la gigantesque purge qui liquida l’administration en place (1936-1938). Pour H.A, à compter de ce moment, « la Constitution de 1936 joua exactement le même rôle que la Constitution de Weimar sous le régime nazi : on n’en tint aucun compte mais on ne l’abolit jamais ».
Système dualiste des Etats totalitaires avec un pouvoir apparemment partagé entre Etat et Parti, mais où l’Etat n’a que l’apparence d’un pouvoir normatif (chargé chez les nazis de protéger l’ordre capitaliste) et où le parti détient en fait l’autorité suprême sur toutes les affaires politiques. En Allemagne, chaque service administratif étatique possède son doublon dans le parti, d’où la coexistence entre « Länder » et « Gaue ». Les affaires étrangères ressortissent de trois autorités : la classique Wilhelmstrasse, le Bureau Ribbentrop et un Bureau SS chargé des « négociations avec les groupes de race germanique, de Norvège, de Belgique et des Pays-Bas ».
En général, un « Reichsleiter » (haut fonctionnaire du parti) ne doit pas être subordonné à un « Reichsminister » (haut fonctionnaire de l’Etat.
Côté soviétique, le gouvernement apparent ressortit du Congrès des Soviet que l’on conserve comme paravent mais le gouvernement réel appartient au Parti Bolchevique et surtout à la police secrète qui en émane. Afin d’épouser étroitement la structure mobile du mouvement, on déplace souvent le centre d’impulsion du pouvoir d’un appareil à l’autre, Hitler en gardant les personnels, Staline en les liquidant.
Pour les questions juives, savant systèmes d’écrans successifs : derrière les institutions d’Histoire du judaïsme ou de l’Allemagne moderne se cachent les Instituts de Munich et celui de Rosenberg à Francfort, lesquels dissimulent l’Office Central de Sécurité, subdivision de la Gestapo.
Idem en URSS : les compétences économiques, politiques et culturelles sont partagées entre le Soviet (appareil d’Etat), l’appareil du parti et celui du NKVD ! Le Soviet n’est qu’une apparence qui dissimule la puissance Parti, elle-même inférieure à celle de la police. Dans le système allemand, la hiérarchie est un leurre : tout le pouvoir appartient au Führer, terme et fonction qui ne peuvent avoir de pluriel ! En Allemagne comme en URSS, pas de clique dirigeante au sommet ce qui pose un problème de succession. Mais dès 1939, Hitler estime en « toute modestie » qu’il est « irremplaçable » !!
La guerre apparaît comme la solution à de nombreux problèmes ; on peut se ravitailler chez l’ennemi et elle permet l’accélération de la répression. Une répression peu productive toutefois puisque HANS FRANCK se plaindra de la non utilisation des Juifs de Pologne et d’Ukraine comme main d’œuvre. A partir de 1944, même la Wehrmacht se voit assigner des tâches d’extermination.
-Dimension temporelle « millénariste » et idéologie universaliste : voir le programme de l’Internationale communiste formulé par Staline dès 1928 au Congrès du Parti à Moscou. L’URSS y est promue au rang de « base pour le mouvement mondial, de centre de la révolution internationale, de facteur le plus important de l’histoire mondiale. En URSS, le prolétariat du monde acquiert pour la première fois une patrie… ». Ce qui permet au passage de confisquer à Trotski l’idée de « révolution mondiale » et de pouvoir critiquer son concept de « révolution permanente » jugée par Staline déstabilisante pour les bolcheviques.
-Le nationalisme : il est utilisé dans les deux camps pour renforcer le consensus autour des deux dictateurs.
-Les buts des programmes : on les affiche au départ pour fonder des organisations de masse ; ensuite, c’est inutile : « …une fois acquise la possibilité d’exterminer les Juifs comme des punaises au moyen de gaz toxiques, il n’est plus nécessaire de propager l’idée que les Juifs sont des punaises ; une fois acquis le pouvoir d’enseigner l’histoire de la révolution russe sans mentionner le nom de Trotski, la propagande contre Trotski devient inutile » (H.A.).
L’Etat totalitaire considère sa loi comme applicable partout, ce qui est cohérent à partir du moment où un plan de conquête du monde implique l’abolition de la distinction entre politique intérieure et politique extérieure ! Inversement, le conquérant totalitaire doit traiter son peuple aussi durement que s’il était un conquérant étranger. Agir en conquérant étranger chez soi vous confère une efficacité redoutable : la guerre que Staline mena contre l’Ukraine au début des années 1930 fut deux fois plus efficace que l’invasion et l’occupation allemande !
Le nombre total de morts russes en quatre années de guerre oscille entre 12 et 21 millions mais Staline extermine en une seule année en Ukraine environ 7 à 8 millions de victimes ; de son côté, la répression au Kouban, dans le Caucase et dans la basse vallée de la Volga fait 3 millions de victimes. D’ailleurs, le recensement de 1937 décompte 145 millions d’habitants contre les 171 attendus, soit un déficit de 26 millions, hors chiffres mentionnés plus haut !
Pour l’Etat totalitaire, le première richesse c’est l’homme au service du mouvement, pas les ressources naturelles ou les potentialités économiques : côté russe, la plus belle réussite c’est l’élite des cadres, c’est-à-dire en fait la police (NKVD). Hitler quant à lui sacrifie tout à l’encadrement des SS. Il se suicidera en avril 1945 quand il apprendra qu’on ne pouvait plus compter sur les troupes SS.
2. La police secrète.
-Séparation Etat-Parti.
-La police secrète comme outil de contrôle national/international car les « ramifications internationales de la police secrète sont les courroies de transmission qui transforment continuellement la politique étrangère affichée de l’Etat totalitaire en affaire interne du mouvement totalitaire » (H.A.). Dans un premier temps, la fonction de la police est de traquer les opposants, jusqu’en 1930 chez Staline, 1935 chez Hitler. Dans un second temps, la Terreur devient la « substance réelle des régimes totalitaires » (H.A.). URSS ou Allemagne, les formations d’élite du mouvement nazi et les « cadres » du mouvement bolchevique visent à « la domination totale plus qu’à la sécurité du régime » (H.A.). D’autant que la définition des ennemis du régime (Juifs ou ennemis de classe) préexiste à l’action policière.
-Le régime totalitaire poursuit des « ennemis objectifs », c’est-à-dire des gens qui sont « hostiles à l’Etat », alors que le régime autoritaire s’en prend à ceux qui sont « dangereux pour l’Etat ». Le premier passe d’ailleurs d’un ennemi « objectif » à un autre : du Juif au Polonais puis à certaines catégories d’Allemands chez Hitler ; des membres des classes dirigeantes au Koulak, puis au Tatar de Crimée ou au Juif après la guerre côté soviétique : le mouvement est perpétuel !
La police exécute l’application d’une ligne politique et perd toute fonction de coercition à l’égard des politiques comme dans un régime despotique.
-Dédoublement des services secrets : afin de pouvoir changer de ligne politique et prendre des décisions différentes !
-Le suspect est devenu « ennemi objectif » et l’on passe du crime possible à la faute suspectée. Les purges de 1936-1938 en URSS répondent sans doute chez Staline à la conviction d’une attaque contre lui qui affaiblirait l’Etat et contraindrait les conjurés à …traiter avec Hitler !
-De même que les polices non totalitaires vivent de l’exploitation de leurs victimes (jeu, prostitution…), de même le NKVD vit de l’exploitation du travail forcé. Idem côté nazi où on finance avec les biens des Juifs confisqués et l’exploitation des déportés, du moins jusqu’à la fin de la guerre où l’extermination ne répond plus qu’à des motifs irrationnels.
-Dans un système totalitaire, la population entière est suspecte car elle est composée d’individus qui pensent et peuvent le faire en discordance avec la ligne (fluctuante) officielle. Tout le pays est potentiellement suspect et chacun de vient « l’agent provocateur » de chacun. Ici, la purge régule l’avancement dans l’appareil et en assure le rajeunissement et la soumission. Avec un rare cynisme, Staline déclarait en 1939 que le parti avait pu promouvoir 500 000 jeunes bolcheviques ! Chaque « promu » grâce aux crimes du régime (à l’égard des Juifs ou des anciens apparatchiks) devient complice du crime et d’autant plus attaché au régime qu’il lui doit tout. Sans compter les purges programmées en permanence d’un pourcentage variable d’ennemis « objectifs ». Ainsi, le totalitarisme apparaît comme la négation totale de la liberté dans la mesure où ta liberté « est annihilée…si commettre un acte volontaire assure seulement un châtiment que n’importe qui d’autre pourrait subir de toute façon » (H.A).
-Détenir un secret fonde une élite qui ne trahira pas ce secret (les camps ou les catégories à abattre) car appartenir à l’élite dépend de l’appartenance à cette « société secrète » qu’est tout régime totalitaire.
-Elever un mur entre le monde totalitaire et les reste du monde afin de vivre dans un univers fictif. Compter en plus sur l’incrédulité du monde non totalitaire face aux crimes des systèmes totalitaires et sur la complicité des masses déracinées avec un système qui assure leur promotion au prix de l’extermination de pans entiers de la société.
(Nota De Cadenet : on comprend mieux en lisant ces lignes combien il devient alors difficile, voire insurmontable, pour un « adepte » de l’eschatologie révolutionnaire incarnée dans un Parti et une « patrie du socialisme » de rompre avec ce monde clôt, lisse et tissé de belles certitudes, au point de préférer l’aveuglement devant le réel ou la dénonciation de la réalité comme « contre-révolutionnaire » ou « petite bourgeoise ». Le communisme repose sur l’affectif plus encore que le fascisme et sur un sentiment d’appartenance matricielle à un groupe d’initiés persuadés d’être les dépositaires du secret de l’accession au Salut. Aussi sont-ils prêts à tous les sacrifices pour demeurer dans cette illumination).
3. Domination totale
Elle n’est possible que si « tout le monde sans exception peut être réduit à une identité immuable de réactions ». Cet objectif est atteint de deux manières :
a-par l’endoctrinement idéologique des formations d’élite.
b-par l’usage de la terreur absolue dans les camps.
Les atrocités pour lesquelles les formations d’élite sont utilisées deviennent l’application pratique de cet endoctrinement idéologique.
Aussi pour H.A les camps sont-ils la véritable institution centrale du pouvoir d’organisation totalitaire.
Plus le crime est grand, plus le témoignage de la victime est-il sujet à caution. Les déportés eux-mêmes ne croient pas, jusqu’au dernier moment, à la réalité de ce qu’ils subissent : « Je les ai vu les sélectionner encore incrédules, cinq minutes avant de descendre dans la cave du Krematorium » écrit DAVID ROUSSET, à propos de Birkenau dans « Les jours de notre mort » (1947).
-Ce monde de la mort ne finance que sa propre logistique de surveillance. En URSS, les camps de travail sont inefficaces car tout travailleur est de toutes manières assujetti à un lieu.
-Trois types de camps correspondants à trois états « irréels » de « vie après la mort » :
.Hadès : le camp pour personnes superflues.
.Purgatoire : les camps de travail soviétiques.
.Enfer : les camps d’extermination allemands.
Un point commun : les gens y sont traités comme s’ils n’existaient plus. Le camp leurs fait perdre toute personnalité juridique et les rabaisse au rang de droits communs auxquels ils sont d’ailleurs systématiquement mêlés afin de justifier l’incarcération par une même catégorie délictuelle. Les criminels forment d’ailleurs la véritable « aristocratie » du camp car ils savent pour leur part pourquoi ils sont incarcérés, ce qui leurs confèrent une personnalité juridique. Les pseudo-catégories dans lesquelles on est incarcéré cherchent en fait à court-circuiter tout sentiment de solidarité entre les détenus. Mais chacun finit par se raccrocher à une catégorie comme à un dernier vestige d’identité.
Mais le camp vous fait perdre votre personnalité morale : sans témoin, on ne peut se sacrifier pour donner un sens à sa mort. L’univers concentrationnaire organise l’oubli, en URSS par le biais des menaces pesant sur la famille d’un détenu si elle ne le désavoue pas. Côté nazi, on implique les victimes dans l’entreprise concentrationnaire (« Sonderkommandos » et « kapos ») afin de faire émerger une « fraternité de l’abjection » (D.ROUSSET).
« Le totalitarisme ne tend pas vers un règne despotique sur les hommes, mais vers un système dans lequel les hommes sont superflus. Le pouvoir total ne peut être achevé et préservé que dans un monde de réflexes conditionnés, de marionnettes ne présentant pas la moindre trace de spontanéité » (H.A).
Il faut supprimer la conviction et la spontanéité et démontrer que l’homme est superflu en multipliant les purges et les exécutions de masse.
-Totalitarisme : donner un « sur-sens »à l’idéologie aboutissant aux « ismes » qui impliquent une dévotion aveugle à une foi simpliste. Parallèle avec le système de fonctionnement des malades mentaux qui partent d’une seule prémisse à partir de laquelle ils déroulent tout leur système de raisonnement.
-Il y a un mépris totalitaire de la réalité reposant sur le sur-sens idéologique qui donne à ce mépris sa force, sa logique et sa cohérence. Arendt choisit pour illustrer son propos l’exemple du métro de Moscou : « Ce qui constitue un édifice vraiment totalitaire, c’est, hormis l’affirmation bolchevique que l’actuel système russe est supérieur à tous les autres, le fait que le dirigeant totalitaire tire de cette affirmation la conclusion suivante, d’une logique impeccable : sans ce système les gens n’auraient pu construire quelque chose d’aussi merveilleux que, mettons, le métro. De là, il tire à nouveau la conclusion logique que quiconque connaît l’existence du métro parisien est suspect, car il peut amener les gens à douter que la politique bolchevique soit la seule possible. Ceci conduit enfin à la conclusion que pour demeurer un Bolchevik loyal, il faut détruire le métro parisien. Seule compte la cohérence ». (Tome III, p 276).
-Il faut détruire toute trace de la dignité humaine car respecter cette dignité c’est respecter les hommes comme des sujets capables d’imprévisibilité et de subjectivité. (Nota de Cadenet : ici,les deux dernières démonstrations de l’auteur s’imbriquent dialectiquement : la pensée totalitaire retourne la logique à son profit ; son hyper-subjectivité idéologique est transmutée en réalisme objectif, lui permettant d’accuser ses adversaires de…subjectivité, une subjectivité qu’en bon marxiste il qualifie de « petite-bourgeoise » par opposition à la cohérence et à la lucidité « prolétariennes ». Ainsi, Marx déclare-t-il dans le « Manifeste Communiste » qu’il faut « remettre l’Histoire sur ses pieds », c’est-à-dire considérer les fait économiques comme déterminant la pensée idéologique, et non l’inverse, alors que tout son système repose sur une pure construction idéologique, la théorie du « matérialisme historique ». Aussi pour reprendre l’allégorie arendtienne, un marxiste vous dira-t-il toujours que les « faits sont têtus », s’arrogeant le monopole du réalisme critique face à la subjectivité bourgeoise, alors qu’il est le premier à mépriser le réel. Quant un communiste constate que la réalité résiste à sa théorie et à son action révolutionnaire- à noter au passage qu’en marxiste pur il fonde en droit sa théorie en la faisant découler d’une pratique, la fameuse « praxis »-, il ne lui vient pas à l’idée de changer sa théorie, mais bien de…changer le réel ou de le forcer historiquement. Toute la politique de Terreur lénino-stalinienne découle de ce raisonnement).
-Le but des idéologies totalitaires est donc bien de changer la nature humaine.
IV/ IDEOLOGIE ET TERREUR : UNE FORME NOUVELLE DE GOUVERNEMENT.
Le totalitarisme est-il un produit de la crise de la démocratie ou un système original doté d’une essence propre ?
Il s’affranchit en tout cas des lois et de la légalité au nom de l’Histoire et des lois de la nature qui sont à ses yeux au-dessus des lois humaines. L’expérience totalitaire estime qu’elle « peut se passer du consensus juris parce qu’elle promet d’affranchir l’accomplissement de la loi de toute action et de toute volonté humaines ; et elle promet la justice sur terre parce qu’elle prétend faire du genre humain lui-même l’incarnation de la loi » (H.A).
A cet égard, Arendt note les parallélismes entre l’évolutionnisme darwiniste selon laquelle ne subsistent dans la nature que les plus aptes, et la loi de Marx selon laquelle l’Histoire n’est que le reflet de l’évolution des forces productives ce qui débouche sur les concepts d « ennemis de race » et d « ennemis de classe » chers à F.Furet (cf supra). De fait, il existe des espèces inférieures et des espèces supérieures comme il existe des classes supérieures et inférieures ; à ce stade, les lois du mouvement de la nature s’inscrivent dans une loi historique. Dans un régime totalitaire, les lois naturelles qui définissent les relations entre le Bien et le Mal sont remplacées par la terreur qui est chargée de donner réalité à la loi du mouvement historique ou naturel : « Si la légalité est l’essence du régime non tyrannique et l’absence de lois l’essence de la tyrannie, alors la terreur est l’essence de la domination totalitaire » (H.A).
La terreur « stabilise » les hommes pour libérer les forces de la nature ou de l’Histoire et aucun acte libre ne peut être toléré qui s’opposerait à l’élimination de « l’ennemi objectif » de l’Histoire ou de la nature, de la classe ou de la race. En découle le décret « d’inaptitude » à vivre des « classes agonisantes et des peuples décadents » (Idem). D’où le sentiment d’innocence des meurtriers qui estiment n’exécuter que des lois historiques ou naturelles. On ne cherche pas dans la démarche totalitaire le bien des hommes ou celui d’un tyran, mais la fabrication du genre humain et l’élimination de l’individu au profit de l’espèce. Il faut ici supprimer non seulement la liberté mais sa source qui réside dans l’individu unique capable « d’engendrer un nouveau commencement »
-Si, pour Montesquieu, le principe d’action est l’honneur dans une monarchie, la vertu dans une république et la crainte dans une tyrannie, dans un régime totalitaire on n’a pas besoin d’un principe d’action :
-1 : car il est donné dès le départ : c’est la terreur.
-2 : car le but du régime est d’empêcher l’homme d’agir.
L’idéologie : logique de l’Idée à partir d’une seule prémisse. Racisme et communisme ont dominé les autres idéologies au XIX° siècle car leurs principes de base (lutte de classes/lutte de races) étaient plus importants que ceux des autres idéologies.
Il semble toutefois que toute idéologie s’avère totalitaire car :
1 : en prétendant tout expliquer, elles nient le réel au profit du mouvement perpétuel de l’Histoire qu’elles estiment incarner.
2 : en faisant de la propagande un moyen de s’émanciper de l’expérience et de la réalité. Toute hostilité au sens d’opposition est alors considérée comme un complot ou une conjuration.
3 : en réduisant le réel à un processus que seule l’idéologie peut comprendre et qu’il faut donc intégrer pour parfaitement maîtriser les lois de la nature et de l’Histoire.
De fait, Hitler et Staline tiraient vanité, l’un de son « raisonnement froid comme la glace », l’autre du « caractère impitoyable de sa dialectique ». La cohérence et la « logique extrême » du raisonnement aboutissent à des conceptions comme celles qui consistent à avancer qu’une « classe moribonde » est condamnée à mort et que les races qui sont « inaptes à vivre » doivent être exterminées.
Le principe d’action de l’idéologie totalitaire, c’est sa logique inhérente et elle mise sur la tyrannie du système logique pour l’imposer aux masses. L’autocontrainte de la pensée idéologique ruine toute relation avec la réalité. De fait, le sujet idéal de la pensée totalitaire n’est pas le militant convaincu, mais celui pour qui la différence entre fait et fiction, entre vrai et faux, n’existe plus !
Arendt conclue sur l’isolement et la désolation de l’homme des sociétés totalitaires : quand l’homme perd la possibilité d’ajouter quelque chose à l’œuvre humaine, notamment dans nos sociétés régies par le seul Travail, où seul demeure ce pur effort de travail, c’est-à-dire l’effort pour rester en vie et où le rapport au monde comme création humaine est brisé. Quand l’homo faber devient l’homo laborans, l’isolement (des sociétés tyranniques) devient la désolation des sociétés totalitaires.
Dans cette désolation, l’homme se raccrochera donc à la logique et à la cohérence du « raisonnement froid comme la glace » et du « tentacule puissant » de la dialectique. Il n’est alors plus possible de revenir à la solitude productive de toute pensée. Reste que toute « fin » de l’Histoire porte en elle un nouveau commencement qui, avant de devenir un événement historique, est la suprême capacité de l’homme.
« Initium ut esset homo creatus est » nous dit Saint-Augustin, c’est-à-dire : pour qu’il y eût un commencement, l’homme fut créé.
FIN
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