"L'aventure, c'est le réalisme de la féerie" (ANDRE MALRAUX)

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dimanche 25 juin 2017

DANS "L'OR DES TSARS", TRANSSIBERIEN DE MOSCOU A PEKIN: RUSSIE, MONGOLIE, CHINE DU NORD et PEKIN ( juin 2017).



 I/ MOSCOU

...et retrouver Moscou dans la "modernité" du XXI° siècle, pour quelques heures, et mesurer la distance prise, non avec le passé, mais avec la lourdeur de ce passé: le métro idéologique où les jeunes moscovites tweetent désormais à mort, le Kremlin éternel, l'université Lomonossov d'où l'on aperçoit désormais le nouveau "skyline" de la capitale russe, plus un long moment devant la "Maison sur le quai", cet immeuble-ville dans la plus pure tradition constructiviste, bâtie dans les années 1930 juste en face du Kremlin pour les "apparatchiks", et où on viendra les chercher à l'aube au moment des grandes purges de 1936-1938. Cette maison-ville très corbuséenne a eu son chroniqueur, l'écrivain TRIFONOV que j'avais découvert durant mon premier voyage au début des années 1990, les terribles années de la transition. Désormais, mémoire oblige - mais une mémoire sans repentance- les façades de l'immeuble sont couvertes de plaques commémoratives en mémoire des hommes et des femmes déportées depuis cette "Maison sur le Quai" vers la Loubianka, puis les goulags de l'Est. Cela fait penser au poitrail immense d'un vieux soldat bardé de médailles et de citations...
Départ dans "L'Or des Tsars" depuis la gare de Kazan, sur cette place des "Trois Gares" qui évoque le voyage, le lointain et les grands espaces qui nous attendent.
Nous prenons nos marques, et d'abord en saluant nos deux "cheffes de wagon" ( Provodnitsa), détentrices du samovar, de l'ouverture et de la fermeture du wagon, des négociations avec les douaniers, de l'entretien des compartiments et des sanitaires/ un mélange d'officiers indulgents et de nounous très affectives!


Le Saint-Sauveur sur les bords de la Moskowa: dynamitée par Staline, le trou accueillit une piscine dont se souviennent avec nostalgie plusieurs générations de guides locales. la reconstruction très idéologique de la cathédrale les laissent plutôt de marbre...


 Le plus beau...ou le plus cynique métro du monde: célébration esthétisante d'un peuple ouvrier qu'on enferma pendant près d'un siècle!







 Mon cher vieux "Kievskaïa" devenu...Radisson!



La "Maison sur le Quai" de TRIFONOV





Le Bibliothèque Lénine et les plaques commémoratives du passage des "compagnons": Ho Chi Minh et Bela Kun. Souvenirs du Komintern, du "Congrès des peuples opprimés" de Bakou, du grand "rêve" internationaliste...




Au Kremlin: la cathédrale de la Transfiguration derrière le...Palais du Peuple construit sous Khrouchtchev...



 Les cathédrales (Sobor) du Kremlin





"Place Rouge": rien moins que solennelle désormais ( volonté politique), elle devient conviviale et festive. Cette vue, depuis le GOUM, montre combien on s'efforce de marginaliser, ou de latéraliser, les anciennes centralités symboliques, comme le mausolée de Lénine, désormais caché par une tente d'exposition. On parle de "débrancher" Oulianov, mais l'icône communiste demeure signifiante - et même de plus en plus - pour nombre de vieux moscovites broyés par le libéralisme sauvage...



Du dernier "chic": l'Ostalgie, ou le "rétro" néo-soviétique. Un restaurant branché évoquant le quotidien des années 1950 dans un quartier huppé de la capitale russe.

















Monastère de Novodievitchi




L'Université Lomonossov. On y vient pour le point de vue sur le nouveau skyline moscovite. Qui se souvient du grammairien patriote et surtout de cette université où se succédèrent des générations de "compagnons de route" et de militants internationalistes. Je pense aux Africains des "pays frères" de l'époque, fiers d'y être admis mais grelottant de froid dans l'hiver moscovite.



 New Moscou!














Gare de Kazan

La salle d'attente du transsibérien à la gare de Kazan





Autoportrait nonchalant...


Notre train: il sera "Vach Dom" ( "Votre maison" en transcription phonétique la tine du cyrillique) jusqu'à la frontière sino-mongole.


...et nos "Provodnitsa" qui s'occuperont de nous jusquà ladite frontière!

 Notre "cantine" pour deux semaines

 Nous partons: plus que 9000 km avant l'arrivée...





On prend peu à peu des habitudes, à quatre par compartiment! Heureusement mes compagnons ne lisent ni n'écrivent, j'en profite pour squatter la table avec mes livres et mes cahiers. Trois moments de "sport" en milieu clôt: les trois repas qu'il faut aller prendre en voiture B, soit à une dizaine de voitures de la mienne! Rencontres, conversations...Nous sommes une bonne douzaine de nationalités dans le train. Problème de la douche: deux seulement par wagon pour la classe "standard". Il faut donc s'inscrire à l'avance. Diverses stratégies: le "coup" de 6 heures du matin, celui de minuit, ou bien ma stratégie: ne mangeant pas les desserts terriblement caloriques du wagon-restaurant, je quitte la table une bonne demi-heure avant la fin des repas. Les douches sont libres sur l'ensemble du train!








II/KAZAN

Première des grandes villes de l'Est en Russie d'Europe. Des allures de gros bourg rural au bord de la Volga qui s'étire langoureusement à l'horizon. On est au Tatarstan où coexistent Musulmans et orthodoxes. D'où la visite obligée de la mosquée Koul Charif, récente et intérieurement sans intérêt. Elle partage la vedette, dans ce célèbre Kremlin de Kazan, avec la cathédrale de l'Annonciation (XVIèmes siècle), située à 300 m! Si Alena, notre guide générale, elle-même née à Kazan dans une "famille mixte" dont elle se montre très fière, récite le couplet habituel sur l'Islam, religion de "paix et d'amour" - on sent les Français un peu crispés - c'est qu'ici le pouvoir politique "tient" ( pour reprendre les mots de la guide) les Musulmans: religion reconnue à condition de rester soumise au temporel national. De fait, nulle femme voilée, ni même d'homme à petit calot et djellabah. La religion ne doit pas occuper l'espace public. Jusqu'à quand toutefois. la démographie des Musulmans s'avérant plus dynamique que celle des orthodoxes, ce savant équilibre résistera-t-il à une majorité musulmane?












Les figures marquantes de Kazan. En arrière-plan, la Volga. Je songe qu'en aval, elle rejoint Volgograd, c'est-à-dire l'ancienne Stalingrad! Nous sommes plusieurs à nous demander pourquoi la Russie, qui refuse repentance et auto-flagellation, et qui a toujours parlé de la Seconde Guerre mondiale comme de la "Grande Guerre patriotique", ne redonne pas son nom à la ville dont la résistance fut décisive dans le reflux et finalement la défaite des nazis? Le stalinisme ne fut-il pas à la fois le Goulag ( désormais mémorialisé) et une part des 900 jours de siège de "Léningrad", les purges de 1936-1938, mais aussi les grands barrages sur l’Ienisseï?








Le grand musée de Kazan: une "réplique" du "Petit Palais" parisien!


Face à face de deux formes de transcendance




Cathédrale Pierre-et-Paul


III/EKATERINBOURG, l'OURAL ET LA FIN DE L'EUROPE

L'Oural! On sent à peine la transition. On imagine une chaîne infranchissable entre l'Europe et l'Asie. Seulement un déroulement sans fin de grosses collines couvertes de forêts. la taïga ne nous quittera plus jusqu'au Baïkal. Dans les courbes, de plus en plus prononcées, et qui nous ont annoncé cette fin de l'Europe, on aperçoit notre train, gros serpent de métal se glissant imperturbablement entre les coteaux. Une pensée aux hommes et aux femmes qui ont bâti cette ligne mythique et qui, souvent, y ont laissé leurs vies.
          Ekaterinbourg: le nom claque comme un terrible oriflamme. la mort du tsar et de sa famille, la fosse commune, l'oubli, jusqu'aux années 1990...Notre jeune guide aimerait que sa ville ne soit pas résumée à cet épisode tragique. peine perdue... en partie: on revient toujours à la "Maison Ipatiev", ou du moins à l'église bâtie après sa démolition. Eltsine, qui en prit l'initiative, ne voulait pas - dit-on - que le site devienne un lieu de pélerinage. Je crois surtout que le puissant premier Président de la Fédération de Russie craignait, même après tout ce temps, un conflit d'image et de prestige dont il ne sortirait pas forcément vainqueur!
          Lénine, déjà, ne s'y trompait pas, qui fut sans doute à l'origine de ce petit génocide familial - prélude à de bien plus grands massacres de masses - destiné à éradiquer une famille, voire une "race", pour la remplacer par une autre "race": les Bolcheviks. La nouvelle icône léniniste ne pouvait coexister avec l'icône tsariste! Il faut se "débarrasser de le vermine" jusqu'à ce "qu'il n'en reste rien" précise Lénine dans un texte de 1918, à propos des "ennemis de la révolution". "Vermine"! Cela n'est pas sans faire écho aux "poux" d'Auschwitz...
          A l'église du souvenir, sur une haute colline en pleine ville, des posters de la famille impériale, en particulier du Tsar et du jeune tsarévitch. Entre l'église "basse" et l'église "haute", une bouleversante sculpture représentant la descente de l'escalier de la cave par la famille impériale, dans cette terrible nuit du 16 juillet 1918, Nicolas II ouvrant la marche, le tsarévitch, malade, dans ses bras. On sait que Nicolas II mourra sur le coup. Il faudra achever son fils de deux balles dans la tête et les princesses à la baïonnette, les balles, ricochant sur leurs bijoux, s'avérant en partie inopérantes.
          En parcourant l'église, très ému - nous le sommes tous - je repense à la terrible phrases de François Furet: "Chez les fascistes, il y a les ennemis de race. Chez les communistes, il y a les ennemis de classe".
          Lena, notre guide, nous montre les beautés de sa ville: le barrage au centre, les belles avenues et les immeubles constructivistes, quelques splendides palais baroques...
          Pour autant, elle n'esquive, ni le goulag et les grandes "purges" de 1936-1938, qu'elle évoque à une trentaine de km de la ville, en pleine taïga, où on a exhumé une fosse de plus de 18000 corps ( "hommes, femmes et enfants" précise-t-elle), ni la guerre d'Afghanistan, commémorée en plein centre ville par un étonnant monument au "soldat vaincu": ce combattant à genou me fait penser au titan rêveur de Vroubel.
          Un peu plus tard, toujours en pleine forêt, nous rejoignons le point de séparation géographique entre l'Europe et l'Asie. Nous y sablons le champagne, mais je ne cesse de penser aux milliers de noms sur les stèles, veillés par des pins immenses et quelques petits oiseaux rieurs...






















Monument au "soldat vaincu" ( Guerre d'Afghanistan)


Eglise de l'Ascension: site de la mort des Romanov ( Maison Ipatiev).





Ancienne gare d'Ekaterinbourg.



Site officiel de la séparation Europe-Asie dans la taïga d'Ekaterinbourg



 Un pied en Europe...un pied en Asie!









Mémorial des victimes des purges de 1936-1938









IV/ EN SIBÉRIE.


Nous sommes désormais "officiellement" en Sibérie occidentale.La taïga à perte de vue, ponctuée plus ou moins régulièrement de villages impossibles desservis par de mauvaises pistes de terre. pei de cultures et peu d'animaux. On se demande comment vivent ces familles? A 7h11, le 7 juin, nous faisons un arrêt technique à Omsk, sur le grand fleuve Irtytch, après avoir laissé Tioumen derrière nous. On prend de l'eau. Une gare déserte, verte et blanche, pimpante. On repart et une heure plus tard, nous traversons l'Ob, autre grand fleuve mythique, qui annonce Novossibirsk. La ville se revendique comme la capitale de la Sibérie occidentale!








 Sur l'Irtytch

 Omsk


 En gare d'Omsk

 L'Ob

 ...et L'arrivée en gare de Novossibirsk.







Novossibirsk! Le nom claque comme une promesse d'avenir et de modernité. C'est, avec Krasnoïarsk, une des deux grands villes du volontarisme stalinien dans les années 1930, qui furent aussi celles des plus grandes incarcérations de masse, mais le développement sibérien, on le dit aujourd'hui ouvertement, n'aurait pu se faire si vite sans cette main-d’œuvre de détenus, on devrait dire cette noria de "zeks" qui édifièrent les grands barrages sur l'Ob, l’Ienisseï ou l'Angara, mais aussi les immenses centrales hydro-électriques comme celle de Bratsk, qui alimente (aussi) Novossibirsk!
La Sibérie prend alors tout son sens de voyage d'enfance et d'adolescence: visiter ces villes de la "Sibériade", c'est retrouver - mais "en vrai" - les images de "L'Humanité" ou les enquêtes de "Vaillant", c'est visiter ce que l'on ne connaissait que par des images ou des films, en particulier au Salon de l'Agriculture, dans les années 1960, quand le plus visité et le plus prestigieux des stands restait celui de l'URSS!
          Avenues immenses, dans la bonne tradition soviétique, alternant avec des rues plus étroites bordées de petits immeubles trapus de brique rouge: on se croirait un peu dans le Chicago de la fin du XIXème siècle, n'était cette statuaire "idéologique" - d'ailleurs souvent assez belle - qui ponctue les différents quartiers du centre-ville;
          La ville du peintre "ambulant" Nicolas Roerich - je me souviens d'une exposition de cet artiste, spécialiste des paysages d'hiver, dans la chaleur moite du Musée des Beaux Arts de Bénarès - nous réserve la surprise d'une guide merveilleuse, quinquagénaire pimpante, un immense sourire aux lèvres, qui nous avoue sa joie de porter pour la première fois de l'année une robe légère, après le long et rude hiver sibérien.
          Inquiète de n'avoir pas grand chose à montrer dans sa ville natale, elle a obtenu l'ouverture de l'opéra national, immense palais de style stalino-baroque. Nous errons dans l'immense foyer où se trouvent des vitrines contenant des robes de scène, la plupart dessinées par des couturiers français!
          "Nous avons une relation particulière avec la France" nous souffle-t-elle, mi-sérieuse mi-mutine, évoquant deux régions séparées par près de 10 000 kilomètres!
          Construit entre 1941 et 1945, l'opéra de Novossibirsk fut inauguré par une grande représentation le...10 mai 1945, lendemain de la reddition allemande. Toute le ville, s'efforçant à porter des tenues de circonstance...malgré les circonstances, s'était massée dans l'immense salle aux plafonds couverts de fresques "pédagogiques".
          "C'est que, vous comprenez, nous avions été privé de musique pendant si longtemps" nous explique-t-elle, comme si cette privation pouvait concerner toutes les populations!
          Comment lui expliquer qu'il y a des peuples qui, au lendemain des guerres, songent d'abord et avant tout aux patates et au jambon! Il faudrait lui passer la "Traversée de Paris" d'Autant-Lara...qu'elle connaît d'ailleurs  sans doute mieux que mes étudiants parisiens.
          En face de l'Opéra, une très belle "Douma" de facture "Art Nouveau", environnée de grands édifices "constructivistes".
          Sur la place de l'Opéra, des gerbes de jeunes gens assis dessinent ou peignent les monuments de leurs villes. Nous rencontrerons cette même passion du patrimoine un peu partout en Sibérie.
          Au bord de l'Ob, large d'un kilomètre et sous le pont Alexandre II, d'autres jeunes gens, plus rebelles, ou simplement moins sereins, essayent d'entrer dans la modernité. Je me demande ce que cela fait d'avoir 20 ans à Novossibirsk?




La place centrale de Novossibirsk

 L'Opéra

 La Douma





Dans l'Opéra national




 A marché central



 Au bord de l'Ob: le pont Alexandre II


 Statut d'Alexandre II












Les salons d'attente de la gare de Novossibirsk: on est...très loin de la France!









Krasnoïarsk

Un nom aux sonorités de brise-glace. La ville de la conquête sibérienne par définition. Belle grande ville de colonisation, ses avenues immenses dilatent le temps et l'espace et laissent une impression d'infini...Une vile aérée, géométrique, d'un futurisme dépassé mais devenu par là même presque romantique!
C'est surtout la ville de l’Ienisseï,  le père des fleuves russes. Ici, il se déploie presque plus majestueusement en ville qu'entre les collines en amont de la ville, sur la route de la réserve naturelle des Stolby. Je trouve que sa démesure "colle" presque mieux avec des arrières-plans de centrales thermiques et de grues, de trains immenses hurlant sur des ponts de fer qu'au bord de la taïga!
J'aime cette ville comme un cavalier de pierre fonçant vers l'Asie, depuis la colline Karaulnaya et sa jolie chapelle Paraskevy Pyatnitsy, ou sur les quais,en ville, avec cette jeunesse arrêtée mais riante: fatalité slave! Presque rassuré de revoir la énième "Place de la Révolution", avant de passer deux belles heures dans la grande isba du peintre SOURIKOV, autre célèbre "ambulant" de la fin du XIXème siècle.
Et la France toujours avec notre jeune guide qui organise des conversations de français à l'université et ne dédaigne pas nos gros mots! Tout-à-l'heure, revenu au train, mes provodnitsas me demanderont-elles de leurs "dessiner un mouton", comme le rapporte CLAUDE MOSSE dans son beau "Transsibérien"? Et toujours ces grappes de jeunes, peignant et dessinant les "formes d'une ville"...

L'Ienisseï


 Les quais de l’Ienisseï dans Krasnoïarsk




 Sur la colline Karaulnaya







 La maison Sourikov












...et puis deux jours entiers de train, lecture, écriture, longues méditations, conversations avec les "voisins", vodka, bière et surtout, le plus efficace des adjuvants, les paysages: on se shoote aux paysages, villages perdus, taïga éternelle dont on ne se lasse jamais car, comme le dit justement Dominique Fernandez dans son "Transsibérien", on approfondit le regard, on se plonge dans la forêt comme un enfant dans les contes anciens...














IRKOUTSK!


Bonjour "Michel Strogoff" et bonjour à tous les exilés, de l'ancien régime et de la révolution...
Pouvoir écrire "Irkoutsk", enfin, dans mon Journal de Voyage et attendre, demain, ou après demain, la vue, enfin du mythique lac Baïkal!!
J'imaginais, dans mes incoercibles rêveries littéraires, une ville de front pionnier, et voici une grosse bourgade provinciale assoupie dans la chaleur de midi.
Ici, le temps s'est arrêté: les rues se croisent à angle droit, bordées de maisons bases en bois sculpté sous de grands arbres aux feuillages lourds.
A Irkoutsk, l'avenue Karl Marx croise la rue Lénine, deux siècles en un seul carrefour...Sur la première, les immeubles constructivistes le disputent aux belles constructions "Art Nouveau". L'avenue Karl Marx se termine en apothéose sur les longs quais de l'Angara.
Au monument aux morts de la Grande Guerre patriotique, un groupe de jeunes gens, garçon et filles, relèvent la garde d'honneur. Ce sont les meilleurs élèves de l'année que l'on récompense ainsi!
Je passe un après-midi entier à errer de ruelles en ruelles, ne me lassant pas de ces isbas de bois qui "fixent" les lieux dans un lointain temporel sans elles, irrattrapable.
Le matin, bouleversante visite à la "Maison Volkonski", ce couple qui passa 30 ans en relégation dans la ville, suite à la condamnation du mari, impliqué dans le "complot" des "Décembristes",  en 1825, ce même complot qui valut l'exil et l'internement à Dostoïevski, et dont il ramena ses "Souvenirs de la maison des morts". Comme nombre de femmes d'exilés, Maria Volkonski rejoignit son mari pour partager son exil, ce qui signifiait la perte de tous ses droits et son assimilation au statut de serve!
Elle fit de cette grande maison un salon littéraire où se retrouvèrent, pendant des décennies, tous les relégués de Sibérie. Je retrouve, dans cette visite, un des dénominateurs communs de ce long voyage: après Kazan, Novossibirsk et Krasnoïarsk, voici encore la célébration de la langue et de littérature comme dernier refuge, comme permanence de la mère patrie, même, et peut-être surtout, en exil.
Soirée dans une belle datcha nichée au coeur de la taïga, sur les rives de l'immense lac de retenue du grand barrage de l'Angara. Marche silencieuse sous une cathédrale de pins avec, comme "vitraux", les trouées du soleil déclinant.







































































La taïga au bord de l'Angara;




 Sur les rives du lac de retenue et sur les berges de l'Angara.









Ma chambre et la salle à manger dans le très soviétique hôtel "Irkoutsk"



 Derniers moments à Irkoutsk avec...Iouri GAGARINE, un des héros de mon enfance au bord du communisme!




Alona



LE BAÏKAL



Listvianka







 Baïkalsk

















 


























Après Baïkalsk, le train a obtenu l'autorisation de stationner sur un ancien tronçon du Transsibérien, aujourd'hui destiné surtout à la maintenance. Un immense barbecue nous a réuni, sous les yeux mi-ironiques mi-envieux de ceux que j'appellerais les "laissés", ceux qui ne prendront jamais ce train et ne quitteront sans doute jamais la Sibérie: femmes venues du village voisin vendre quelques pauvres objets et quelques pierres; gosses mal nourris à qui le chef de train fait servir des repas. Un peu plus bas, des jeunes se baignent et picniquent de quelques mauvaises saucisses et de vodka. la nuit vient, embrasant le lac des premiers rayons de lune.




















OULAN-OUDE

Capitale de la Bouriatie , c'est déjà un peu la Mongolie et notre avancée maximum dans la Sibérie extrême-orientale. Plus tard, la voie s'infléchira plein Sud et nous pénétrerons dans les steppes mongoles. Jamais tête de Lénine ne m'apparaîtra, avec autant d'évidence, comme la représentation d'une divinité moderne!











 Fresques-sculptures "révolutionnaires" ( incluant Staline) dans le grand foyer de l'opéra.







Les maisons en bois du vieil Oulan-Oude: quelque chose de ce que furent les "shetls" juifs de Galicie...Un sentiment d'irréalité et, malgré de belles rénovations, d'un monde perdu.











L'Ouda, affluent de la Selenga, depuis les hauteurs d'Oulan-Oude


Temple bouddhique Datsan Rinpotche Bagcha






Des forêts et des hommes.


Nos "gardiennes du foyer" nous attendent en tête de voiture: il faut partir!


A la sortie d'Oulan-Oude, les vivants et les morts.



 Vers la Mongolie!








V/EN MONGOLIE

La gare d'Oulan-Bator ( le "héros rouge" en mémoire de la conquête communiste en 1924), l'ancienne Ourga.



Oulan-Bator, c'est un mélange troublant de places staliniennes immenses, de terrains vagues, de vieux monastères bouddhistes et de théâtres néo-classiques aux intérieurs décatis et kitchs. Le "centre" à peine quitté, ce ne sont que bidonvilles immenses à l'ombre de très vieilles centrales électriques et la steppe immense commence aux portes de cette métropole éternellement "en cours", sorte de Far-East, sous un ciel immense...

La place Gengis Khan






Avec Gengis, ce ne peut être qu'un auto-portrait d'humilité!


Volontarisme...et identité nomade. Ronde-bosse sur la façade du Musée national de Mongolie où, discrète et poussiéreuse, je découvre une vitrine évoquant von Ungern-Sternberg, le "baron fou", héros ( ou anti-héros) de la guerre civile en Extrême-Orient russe et son rêve d'un empire eurasiatique russo-sino-mongol!


temple de Gandan Khiid





 De ma fenêtre au Ramada Ulaanbaatar City Center, un étrange skyline butant sur d'un coup sur la steppe!


Au coeur d'une ville "américanisée" rejointe par la "Freedom Avenue", dans un silence insolite,je visite  le très beau temple de Choïjin-Lama, aujourd'hui enchâssé entre les buildings les plus récents d'Oulan-Bator. Il doit son nom au petit frère du huitième "Bogd Khan" ( Oracle de L’État). Edifié en 1904, il sera fermé en 1938 ( stalinisme oblige) et ne devra d'éviter la démolition qu'à sa reconversion en musée dénonçant les coutumes "féodales" du passé, un peu comme les églises russes transformées en "musées de l'athéisme"!





La coexistence entre "tradition et modernité" n'est ici nullement un cliché!




Au musée des trains de la gare d'Oulan-Bator, les vieilles motrices du transsibérien et du trans-mongolien: Staline y perdure sans complexes!



A peine sortis de la ville, nous voici au cœur des bidonvilles, les vivants et les morts coexistant sur les premières collines steppiques.

Monument aux morts mongoliens de la "Grande Guerre patriotique".




L'ancien musée Lénine (1974) et ses grandes sculptures idéologiques. Aujourd'hui Musée central... des Dinosaures mongols, ce qui ne manque pas d'humour ( sans doute involontaire!)









Dans les steppes mongoles: le Parc national de TERELJ





















Dans le Désert de GOBI

Le Gobi, c'est un désert à 98% formé de plaines caillouteuses, d'une steppe sèche, de montagnes et de quelques falaises de grès. Grand comme...l'Europe occidentale,  c'est un climat absurde qui passe de moins 30 en hiver à plus de 40 l'été. Des hommes y nomadisent encore malgré tout, qui nous rejoignent au milieu de nulle part, avec leurs petits chevaux et leurs chameaux étiques, pour nous vendre en riant des petits riens merveilleux et fraternels. Des collines environnantes, le train, immobile, fait penser à un animal fantastique, à l'image de l'allegorhoi horhoi ( "ver de la mort"), un des animaux mythiques du Gobi mongol.











 Autoportrait devant mon wagon. Cette maison roulante m'accueille depuis Moscou. Je devrai lui dire adieu demain, pour troquer le train russe contre un train chinois, qui, depuis les Chine du Nord, nous conduira jusqu'à Pékin.





VI/De la frontière sino-mongole à Pékin par la Chine du Nord.


Quatre heurtes pour passer la frontière sino-mongole! Confinement dans les compartiments, défense de sortir, photos interdites et plaisanteries déconseillées, les douaniers des deux pays se caractérisant par un très faible humour. Quel bonheur! Ici, passer d'un pays à un autre s'éprouve physiquement et mentalement, un rite autant initiatique qu'administratif,  où ton cœur à le temps de battre, non pas tant de crainte, que de cette jouissance "nouvelle" de l'espace et du temps éprouvés, retrouvés...
Notre train a poursuivi sa route dans un paysage morne et poussiéreux, le Gobi mongol, suivi plus tard du Gobi chinois. Les "villes" émergent de cette steppe immense comme autant d'oasis usés, épuisés. Nous passons la ville frontière de Zamyn-Üüd. Peu de changement depuis que le voyageur français Paul Theroux la visita en 1890 et décrivit comme "une ville-épave échouée sur des sables étincelants, où il n'arrivait tellement rien que lorsqu'un chameau passait par là, tout le monde le regardait".
Puis c'est Erlian ( Erenhot), première ville chinoise, en Mongolie intérieure, là où l'on change habituellement les essieux des wagons, l'écartement russo-mongol et chinois étant différent. Pour ce qui nous concerne, nous abandonnons, le cœur serré, notre transsibérien, pour un train chinois très cosy...mais beaucoup moins poétique!
Visite d'Erlian, ville volontariste chinoise de colonisation et pointe avancée de la "colonisation" de la Mongolie extérieure, que nous quittons, par la diaspora chinoise. Située en plain Gobi chinois, la ville étend ses avenues immenses et ses cités modernes vides au milieu des steppes désertiques. 
Cloud de cette visite, le musée (en plein-air) des dinosaures, dispositif surréalistes de bunkers tout droit sortis de "Blade Runner" et de dinosaures en plâtre et en métal évadés de "Jurassic Park"!
Puis c'est l'embarquement dans le train chinois, à travers plaines, vallées et montagnes de la Chine septentrionale. Au petit matin, Je retrouve Pékin où, délaissant mes camarades du transsibérien, je passerai deux jours, seul, à redécouvrir, à pied, cette ville immense. Ayant déjà pris de nombreux clichés de "Beijing", je flâne dans des quartiers moins touristiques, longue errance vers les quartiers excentrés des "Temples de 'Ouest", nichés au milieu des buildings et des échangeurs, "hutongs" horizontaux enchâssés dans les interstices d'une mégalopole tentaculaire, de plus en plus verticale.
Pour mon dernier soir, une longue errance dans les "hutongs" au Sud de Liulichang Lie et Dazhalan Lie. Demain, je reprendrai l'avion et parcourrai en 12 heures les 10 000 km effectués en transsibérien pendant trois semaines! mais je sais que je reviendrai une fois encore en Sibérie, terre des lointains, du silence et des derniers aventuriers.



 Notre train chinois
 En Chine du Nord





Erlian/Erenhot: la ville des dinosaures!








PEKIN

La gare des "grandes lignes"






"Hutongs" et temples des quartiers lointains...



Pagode de Tianning Si




Liulichang Jie







Tianning Si





Temple taoiste de Baiyunguan Si








Lac Nanhai ( Ouest de la Cité interdite).



Dernière nuit sur Tian'Anmen









FIN




BIBLIOGRAPHIE...DE COEUR

Dominique Fernandez, "Transsibérien" ( Grasset).
Claude Mossé, "le Transsibérien. Un train dans l'Histoire" (Plon).
Jules Verne, "Michel Strogoff".
Joseph Kessel, "Les Nuits de Sibérie", (Artaud).
Olivier Rolin, "Sibérie" (Inculte Fiction).
Olivier Rolin, "Baïkal-Amour" (Paulsen, coll. Démarches).
Ferdinand Ossendowski, "Bêtes, Hommes et Dieux. A travers la Mongolie interdite 1920-1921" (Phébus "Libretto")
Dans ce dernier très beau livre, on fera la connaissance du baron Ungern, alias Roman Fedorovitch von Ungern-Sternberg, anti-héros - ou héros tout court - de la guerre civile russe en Extrême-Orient entre 1917 et 1921, que l'on retrouve dans:
Léonid Youzéfovitch, "Le Baron Ungern, Khan des steppes" (Editions des Syrtes) et
Hugo Pratt, "Corto Maltese en Sibérie" (Casterman).

...et pour le voyage, l'indispensable "Transsibérien. Russie- Mongolie-Chine", le guide de Lonely Planet.





LA RUSSIE M'A RENDU LES COULEURS DE LA FRANCE

(Texte d'appui pour mon intervention sur Radio-Courtoisie, dans l'émission, "Le Grand témoin" en juillet 2017).


Je reviens de trois semaines de voyage dans « L’Or des Tsars », transsibérien mythique pour un voyage d’exception de Moscou à Pékin.
         Je pensais ne retrouver que cette Russie éternelle que j’aime tant, les aigles royaux de Mongolie, les nomades mélancoliques d’Oulan Bator et tous les Ienisseï…Je les ai retrouvé, mais j’ai trouvé bien plus : j’ai retrouvé la France. La France éternelle, la France de la haute culture et de l’intelligence, la France dans sa langue et dans ses arts.

« Nous avons su pour Michelle Morgan. Quelle belle actrice disparaît. Nous avons pensé à vous ». Ludmilla a 50 ans. Guide locale mal payée, elle garde ce port de tête fier des femmes russes, bien décidées à rester droites malgré les temps difficiles. Je repense en la voyant aux femmes de Saint-Pétersbourg, durant les terribles années de la transition eltsinienne : rien à manger, mais on achète des fleurs sur la perspective Nevsky ! Comment dire à Ludmilla que Michelle Morgan n’a eu droit qu’au minimum syndical sur les chaînes de télévision françaises ! Ludmilla aime « Remorques » et « Les Orgueilleux ». Elle me demande des nouvelles de Danielle Darrieux !
         Pour le voyageur moyen, il n’y a pas grand-chose à Novossibirsk, à part l’Ob qui déroule houleusement ses anneaux en pleine ville. Alors pour ces foutraques qui s’obstinent à vouloir visiter la Sibérie, sa taïga immense et ses grands fleuves intranquilles, Ludmilla a obtenu l’ouverture pour une heure de l’opéra de la ville : dans l’immense foyer désert, des vitrines où dorment des costumes de scène signés par de grands couturiers français et une grande femme blonde et mélancolique, la directrice, qui nous confie dans un souffle, dans un français parfait, un léger sourire aux lèvres : « Nous avons une relation spéciale avec la France ». J’ai un peu honte que la France n’ait pas de relation du tout avec Novossibirsk, et désormais si peu avec la Russie…
Ludmilla raconte : l’opéra a été construit pendant la Grande Guerre patriotique (la  Seconde Guerre mondiale, à partir de 1941, dans la terminologie significative des Russes !) et fut inauguré le…11 mai 1945, par un grand concert où se rendirent 2000 habitants de la ville (la contenance de l’opéra). J’apprends qu’il y a ainsi des pays où, au lendemain d’une guerre mondiale, on accorde la priorité à la musique.
         Dans d’autres pays, on cherche du jambon et des patates. Claude Autant-Lara devait adorer Novossibirsk !
         Nous visitons Le centre historique. Partout, des groupes de jeunes lycéens sont assis en face des monuments les plus significatifs de leur ville : ils les dessinent, fusain, encre de chine, aquarelle…la même scène à Krasnoïarsk, à Irkoutsk, à Oulan Oude. La jeunesse russe admire son patrimoine et l’éprouve par le dessin. Des garçons et des filles jeunes, beaux, souriants…et fiers.
         Longue halte dans la maison-musée du peintre Sourikov, un des grands « ambulants » de la fin du XIXème siècle. On nous offre un concert, on nous parle en français. « Le cœur de la France bat toujours à Novossibirsk3, nous confie la soprano. Je suis au bord des larmes…
         Sourikov lisait Maeterlinck et Hugo. Ludmilla récite du Maurice Fombeure et  du Marie Noëlle : qui lit encore ces deux-là au pays de Marc Lévy ? La littérature française classique fait toujours battre le cœur des Russes, et cette langue française qu’ils aiment tant, liée pour eux à tout l’héritage des Lumières !

         Ekaterinbourg : la mort de Nicolas II. Bouleversante église du Saint-Sauveur-sur-le-sang-versé, construite à l’emplacement de la maison Ipatiev où, dans la nuit du 16 juillet 1918, Nicolas II et sa famille furent massacrés par les bolcheviks. L’icône Lénine ne pouvait coexister avec l’icône tsariste ! On massacra. On massacra aussi les enfants, comme en 93-95 en France, comme dans les années 1917-1953 en URSS, comme dans l’Allemagne nazie : il faut génocider la « vermine » pour qu’il n’en reste rien, dit Lénine dans un texte célèbre de 1918. Devant l’église, une grande sculpture montre la famille impériale descendant l’escalier de la cave lors de cette nuit funeste. Le tsar porte le tsarévitch, malade, dans ses bras. Nicolas II mourra sur le coup. Il faudra achever l'’enfant de deux balles dans la tête et les princesses à la baïonnette, les balles, ricochant sur leurs bijoux, s’avérant insuffisantes…Devant l’église, de grands posters de la famille Romanov. Je repense à cette terrible phrase de François Furet : « Chez les fascistes, il y a les ennemis de race. Chez les communistes, il y a les ennemis de classe ».
         Lena remarque notre émotion et la respecte. Elle nous explique toutefois que la ville ne doit pas être résumée à cet épisode tragique auquel son nom demeure pourtant lié. Aussi s’efforce-t-elle de nous faire voir le patrimoine architectural de la ville, de nous vanter les mérites de l’université et des différentes académies. Comme la plupart des Russes, elle fait désormais face aux fantômes du communisme, au goulag, aux grands massacres de masse qui, nous le constatons en visitant un peu partout monuments commémoratifs et stèles portant le nom des milliers de victimes des purges de 1936-1938 – une première fosse commune de 18000 cadavres dans la taïga au Nord de la ville – mais elle refuse de céder à la repentance : il faut rendre honneur et mémoire aux victimes, mais l’Histoire est tragique et Staline fut aussi « un grand patriote » ! Lena fait face à toute l’histoire, dans sa complexité. Rien à voir avec les soumissions et les flagellations françaises. Jamais un Russe n’aurait pu diriger la Russie en niant tout ou partie de son histoire et de sa culture. On ne s’assoit pas dans le siège de Pierre le Grand ou de Catherine de Russie quand on nie l’existence de la culture russe ou qu’on traire l’empire de criminel. En France en revanche, on peut s’assoir dans le fauteuil de de Gaulle en accusant son pays de « crime contre l’humanité » et en niant l’existence d’une culture française. Quand je rapporte cela à Lena, elle sourit. Simplement. Grande professionnelle : on ne commente pas la politique d’un autre pays ! Il y a chez les Russes une sorte de fatalisme transhistorique tragique : on prend la Russie en entier où on ne la prend pas !
         Il y a surtout, intact, puissant, venu du fond des âges, des cœurs, des reins, un patriotisme sans faille.

         A Irkoutsk, devant le monument aux morts, couvert de fleurs, la relève de la garde d’honneur. La Grade d’honneur ? Nous la voyons arriver de loin, dix garçons et filles en uniformes de pionniers, pantalons et jupes kaki, chemises et chemisiers gris, calots noirs. Ils avancent au pas cadencé, le visage haut levé vers le ciel comme le veut la tradition. Jeunes, un peu empruntés encore dans leurs gestes, mais à l’évidence très fiers. Nadia nous explique que cet honneur échoit, chaque année, aux meilleurs élèves de la ville…
         En France, on chasse les pokémons à Douaumont et on piétine les tombes à Verdun. En France, on n’aime pas beaucoup les bons élèves, « tous bourgeois » c’est bien connu. Qui est resté marxiste ?
         Veiller sur la mémoire des morts, s’inscrire dans un héritage, une filiation, un exemple : les jeunes russes, après leurs parents soviétiques, reprennent le flambeau, non du « mémoriel », cette amnésie collective, cette muséification d’une Histoire à laquelle on ne croit plus : de retour en France, après le second tour des législatives, j’entends la déclaration d’une jeune candidate « En Marche » : pour elle, l’Histoire française « a fait son temps ». Elle aura sans doute été élue : elle est la voix de son maître.
         Les communautés russes sont soudées par la loi d’airain de la souveraineté étatique : vous êtes ce que vous voulez, orthodoxes (de préférence bien sûr parce-que depuis Vladimir au IXème siècle, c’est le rite d’origine gréco-byzantine qui fonde l’identité russe), catholique, juif (après des décennies d’un antisémitisme qui n’avait rien à envier à celui des pangermanistes durs), musulman, mais vous devez obéir sans fléchir à l’Etat et cantonner vos croyances à la sphère publique.
         « Il les tient » me confie Alena, notre guide du transsibérien, évoquant la ligne de conduite implacable de Poutine à l’égard des Musulmans de Russie. Même à Kazan, au cœur du Tatarstan, l’Islam, historiquement et socialement important doit allégeance aux pouvoirs, local, national, fédéral. Dans le magnifique Kremlin de Kazan, deux édifices cultuels à 500 m l’un de l’autre : une mosquée récente et la vénérable église de la Transfiguration. On se rencontre, on se parle, on coexiste…mais on ne se mélange pas ! On sait que la juxtaposition des cultures est possible, mais que tout métissage passe par l’effondrement de la plus faible des communautés. On sait aussi que ce « métissage » aboutirait à une « baisse de niveau » des enjeux culturels. Pas de femmes voilées dans les rues, pas de privatisation de l’espace public par une communauté. Comme en Ouzbékistan, que je parcourais il y a trois ans, les mosquées sont d’abord des musées. Elles ne sont ouvertes au culte que deux heures par jour. Nulle tension de ce fait dans les rues de Kazan, nulle marque vestimentaire fonctionnant comme marqueur politico-religieux comme …à Saint-Denis en France, où la basilique de nos rois se trouve désormais enclavée dans un paysage, une atmosphère et des formes vestimentaires, culinaires, commerciales islamiques. Une remise en cause d l’histoire globale, un négationnisme culturel inconcevables en Russie.
         Complexe alchimie. La fédération de Russie réunit des dizaines de communautés et de langues différentes. Pour coexister, il faut néanmoins affirmer la domination unitaire d’une culture et surtout d’une langue. La patrie des Russes, c’est leur langue. On continue là-bas à fonctionner à partir de l’héritage du grammairien Lomonossov – l’université de Moscou porte son nom, c’est un signe majeur – un peu comme si nous nous inscrivions encore dans celui de Péguy, ou de Renan. Alors bien sûr, nos guides restent persuadées qu’en apprenant avec tant de soin le Français, elles s’imprègnent d’une culture et d’une civilisation. Comment leur faire comprendre qu’en France, notre jeunesse, dans sa majorité, ne parle plus que le volapük mondialisé, mélange de sous-français et de dialectes et expressions terriblement subsahariennes ! Comment le faire comprendre – et faut-il le faire comprendre – à Anastasia (20 ans à tout casser) qui anime des conversations de Français à la bibliothèque de Krasnoïarsk et cherche désespérément à attirer une « Alliance française » dans sa ville ?
         J’aurais passé ce voyage plus ou moins toujours au bord des larmes : pour nos guides, la langue française, la France, demeurent la langue et le pays de la liberté, de la culture, de l’art de vivre, de l’art tout court. Impossible ici d’imaginer un plug anal vert sur la Place Rouge !
         Le plus grand bonheur pour nos interlocutrices : quand nous manifestons, à notre tour, notre connaissance de la littérature et des arts russes et les remercions, nous aussi, d’une certaine façon, pour Mandelstam, pour Essenine, pour Lermontov ou pour ce Trifonov qui, à Moscou, consacra un livre entier à « La maison sur le quai », immeuble-ville constructiviste qui abrita, entre 1920 et 1940, les « hommes d’appareils », avant que les purges ne les entraîne vers la Loubianka, antichambre des camps soviétiques. En Russie, la littérature, mythifiée, sert toujours de passeport vers les autres peuples. Ici, les frontière sont toujours longues et difficiles à franchir, mais la poésie ouvre les portes de l’interculturel ! Le contraire de notre UE dont les frontières, « ouvertes », ne laissent passer que les boutiquiers et les terroristes.
         Quatre heures à la frontière russo-mongole. Confinement dans les compartiments, rideaux fermés, pas de photos ! Contrôle méticuleux des passeports. Silence. Tension. Délicieuse tension. Ici, on éprouve encore le Passage entre deux mondes. Méditation. Préparation à la différence, sans laquelle – on ne le comprend plus en Occident – il n’y a plus de différence. Le train repart. Nous sommes en Chine du Nord. Un autre monde. Mais c’est une autre histoire.
         Aragon écrivait en 1945 : « Mon parti m’a rendu les couleurs de la France », allusion au rôle des communistes dans la résistance.
         Je dirais pour ma part qu’en ce mois de juin 2017, la Russie m’a rendu les couleurs de la France.


                            OLIVIER MILZA DE CADENET
 




PHOTOS ET TEXTES: OLIVIER MILZA DE CADENET

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