"L'aventure, c'est le réalisme de la féerie" (ANDRE MALRAUX)

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mardi 6 février 2007

REBONDS.

J'ai écrit "CORTEGE" vers 1986 je crois.Il s'agissait de fixer au sens photographique l'education sentimentale- dans l'acception flaubertienne- des manifs et de nous relier aux générations des cortèges, de témoigner aussi du danger de ces états de grâce dont la forme spatiale et temporelle, de la formation du cortège à se dispersion est aussi une expérience de la vie et de la mort, une expérience aussi de nos limites, une métaphore de la condition humaine, un ecce homo...Voici donc l'épisode I du feuilleton "Illusion lyrique".






CORTEGE

« Je l’avoue, je m’intéresse d’abord a la figure que

Forment dans le temps et l’espace, les êtres hu-

mains".

ROBERT BRASILLACH.




Immobile, les yeux posés sur les barrières, le lion vert ne bougera pas. Inconnu, il est une autre idole. Des garçons et des filles, vêtus à la mode stagnent contre son socle gris. La fumée de leurs cigarettes monte vers ce sphinx mémorial. D’aucuns rêvent de cet autre jour où l’un d’entre eux, perché sur les flancs du roi, levait en criant un tissu de couleur . C’était un hier lumineux. Ils n’ont pas quitté la lumière.

Des groupes se sont formés aux quatre coins de la place. On parle, on chuchote, car toujours il y a ces voix basses avant les cris, comme si l’on s’habituait à poser sa voix ; c’est aussi que l’on a peur, une peur vague, chaude et sereine, une peur de premier amour.

Ces groupes là bientôt se dilatent, rejoints par d’autres groupes émergeant du métro. Ils se dilatent, se rétractent, se font et se défont : c’est la toile effilochée de la brume des matins Corrèze ou Loir et Cher. Vous entendrez bientôt le grondement ténu qui enfle et dont la source reste invisible. C’est lui vous prend à la gorge et vous pique les yeux. Vous n’admettrez que plus tard que vous vouliez pleurer.

Vous avez quinze ans, vingt ans puis trente, et votre âge est un signe des temps dont vous travaillez le solfège. Un jour- mais c’est si loin !- il sera le signe du temps. Cortège.

Les jeunes sous le lion s’ébrouent en tutoyant le ciel. Ils ont aperçu leurs amis, ceux de l’A.R.S., du M.J.M., du P.A.O. On s’interroge sur l’absence du L.S.B., une scission de dernière minute peut-être ou une fusion tardive…Cigarettes. On attend les pionniers. Des filles font semblant de ne pas rectifier leurs coiffures que le vent détraque.

Les pionniers. Ils doivent venir. Leur absence d’abord puis les attendre sont une présence merveilleuse et durable, car ils durent, ils sont le temps et pour cela on les admire et on les déteste. Beaucoup d’entre eux sont déjà arrivés mais on ne doit pas les voir ; ils se sont regroupés à part, empiétant déjà sur le boulevard torride, leur jungle familière et docile. Camarade. Dans les cars de province, ils ont bu de la bière et sucé du pain mou, il est loin le chemin qui va d’une frontière à une autre frontière, des filles les regardent par en dessous en faisant des rêves Casque d’or. La bière. Un jour, elles ne verront plus d’eux que cela et n’iront plus à leurs cortèges. Vieillir est un peu une ascèse.

On a détourné les circulations habituelles, car maintenant la place se décompose de tous ces corps heurtés qui flamboient et se conjuguent, organisent leur attente. Tous ne pensent plus maintenant qu’au temps qui s’écoulera avant la dispersion, cet atterrissage, cette chute des corps, cette petite mort. Il fait beau bien sûr.

Quelques uns, là-bas, essayent les premiers slogans, testant des mégaphones antiques hissés sur des voitures-sandwich couvertes d’affiches fraîches. Tout à l’heure, ces voix enflées striées de couacs ne seront plus ridicules. Le chœur se prépare. Tout à l’heure ils joueront ensemble, au cœur du rite, dans l’encens bleu des clops, sous le bleu du ciel. Alléluia !

Alleluia aussi des mains qui se cherchent et se croisent, s’entrecroisent, Alain, Marion, Philippe, Martine et celui là, Henri ou Jean, qui n’est venu que pour cela, le jean à coutures rouges qui fait rire, un méchant blouson de skaï et le bras figé qui ne sait pas s’unir et l’on sait l’éviter, Jean ou Henri, les solitaires. Les solitaires. Si vous remarquez leurs visages à ceux-là, au creux de l’écume, cette flamme dans les yeux qui n’a rien à voir avec la violence du jour, vous perdrez contenance un instant, vous aurez peut-être une tentation de Christ. Puis vous sourirez, vous pousserez du coude cette voisine aux cheveux ronds et flous, lui désignant ce fou de votre foule que vos rires rejettent au trottoir, le trottoir, c’est-à-dire l’exil, la foule ordinaire. Un jour, très lointain bien sûr- nous n’en sommes qu’au balbutiement du cortège, il y a presque dix mille ans- vous vous souviendrez avoir souvent croisé le solitaire et vous saurez alors qu’il annonçait de son seul regard la ruine de toutes vos chimères. Au solitaire, vous saurez alors que vous n’étiez rien moins que solidaires. Vieillir est aussi une exégèse.

Mais d’abord, alors que se fait entendre aux lèvres le parfum des arbres engrillagés, laissons se former le cortège, laissons se tisser les bras légèrement vêtus et s’arrimer les hanches et s’agripper les coudes. C’est bientôt l’appareillage. Laissons advenir cet homme collectif, cette matrice sonore.

Les pionniers sont des milliers maintenant, silencieux, très charnels. Ils sont les seuls à continuer de se parler à voix basse, escortant les chefs qui ignorent sans doute qu’on les regarde de toutes parts. Ils sont la continuité et la raison, les héritages, les dépositaires de l’Histoire. Certains, les plus discrets, sont à eux seuls une page de cette histoire, ils sont bardés de titres et de médailles invisibles. On les montre du doigt et du menton, on les photographie et vous vous surprenez à grappiller un peu de la fierté qu’ils ne montrent pas. Ils ont cette rondeur bonasse et cette simplicité éclatante plus tangibles que tous les orgueils.

On ne voit jamais d’où vient le signal. Un frémissement ondulé attouche la foule qui s’ébroue, marche d’abord à vide, baisse la tête en soufflant fort, écrase sa cigarette, ajuste son col, relève une mèche, resserre son étreinte sur l’avant-bras du voisin, de la voisine. Quelque chose en eux, de l’ordre de la gamme, prépare les mots d’ordre et le chant.

Maintenant ils avancent, d’un pas très lent comme pour un enterrement. D’ailleurs un corps parfois, devant eux, ouvre la marche et fait baisser les têtes. Ils ne s’avoueront jamais adorer ces catafalques magnifiques encastrés dans une garde de fidèles et d’intimes a demi masquée par des couronnes profanes aux épitaphes tutoyées et les voiles claquantes des étendards, tandis qu’un service d’ordre à brassards rouges et noirs contient le défilé, frustrant les badauds de cet adoubement. Ceux-là du S.O., comme des écuyers, avancent en crabe, main dans la main et le regard dur planté vers l’épreuve des prochaines stations du cortège, notre chemin de croix.

Quelques centaines de mètres suffisent pour que chacun d’entre eux oublie ce qu’il est, ce qu’il fait, ce qu’il pense et plonge corps et biens dans cette aventure adolescente. Car le cortège permet une transgression des âges, de leurs images respectives. Aux jeunes gens elle offre, en contrebas de la fête et comme en contrechant, une protestation légale jetée à la face des bourgeois. Aux plus vieux, malgré la récurrence contenue des déceptions, elle donne encore, pour quelque temps, l’illusion des marges, l’exquis plaisir du provisoire, le confort tonal des démonstrations. On reconnaît ceux qui ont dépassé la trentaine à cette façon clandestine qu’ils ont de prendre leur plaisir, aux cris qu’ils jettent, de temps en temps, en regardant à la dérobée ce que les autres penseront de cette initiative qui n’est en fait qu’une intime et tardive initiation.

Ou bien ce sont de vieux baroudeurs, éternels étudiants, intellectuels plus ou moins secrètement jouisseurs, plus ou moins culpabilisés d’être en place ou devinant vaguement qu’ils vont l’être, habitués des manifs comme on peut l’être du zinc, la solitude en moins, sorte de fonctionnaires de la dissidence ; ceux là portent habituellement des blousons de cuir ni trop habillés ni trop « aviateurs » (tout juste ce qu’il faut d’un savant débraillé), ouverts sur des chemises ostensiblement sans cravates. Non que ne se mêlât à cette alchimie inconsciente un songe plus profond, une vérité de dernier ressort, une véritable mythologie. Mais au fil du temps, cette lueur dans le regard en trahissant l’inconstante récurrence se dérobe, s’estompe. Et ils défilent sans regarder le cortège, conversant bruyamment, se retournant ostensiblement vers les amis, les connaissances, la petite écume des solliciteurs. Vieillissant imperceptiblement et davantage du corps que du regard, ces petits Charlus en mocassins coûteux font salon de Nation à Denfert.

Car le cortège, maintenant, s’est engagé sur les voies royales arpentées depuis des millénaires ! Aux balcons des immeubles cossus, des dynasties familiales regardent passer notre fleuve et ceux d’en bas s’imaginent bien sûr qu’ils font peur. Des injures fusent vers ces gisants dont on n’imagine pas qu’ils puissent comprendre la beauté des manif’s, de nos manif’s, d’ailleurs nous n’aimerions pas qu’ils les comprennent. Les leurs sont toujours moins nombreuses, moins lyriques, moins puissantes. On ignore en bas qu’il existe d’autres idoles, d’autres mythologies et des rites presque identiques, quoique en des topographies différentes. Et qu’on ne nous parle pas des tragédies intimes que masquent ces lourdes tentures qu’un court instant une main relève ou qu’une brise fait palpiter ! Ces jérémiades de riches n’ont rien à voir avec l’Histoire qui passe sur le pavé dans ses grands oriflammes. L’Histoire, bien sûr, appartient à la gauche !

Les voilà nos oriflammes, rouges, noirs, rouges, une houle, une vague, une mer et si beaux, si évidemment beaux, une calligraphie de colère ondulant au dessus des bouches dures qui entonnent, et cela frôle les badauds et les arbres, cela s’accroche aux banderoles blanches calibrant des nids d’hommes, cela sanguignole à en pleurer, immobilisant le ciel ; mais le ciel est à nous son bleu est un autre étendard et on rêve de changer jusqu’à la texture du monde, jusqu’aux pierres, jusqu’au vent. Nous est né et il n’est jusqu’aux solitaires qui hurlent à l’unisson, oublieux de leurs vies, des aventures interrompues dont l’espoir- un autre espoir- les avait jeté là où les filles maintenant s’agrippent aux cuirs durs des meneurs au bord de lancer les airs de reconnaissance.

On ne sait jamais qu’un ou deux couplets de ces réponds terribles mais ces chants ne valent que pour le refrain, cette basse continue à qui chaque partie de la foule impose son tempo, au point que dans les grands cortèges puisse éclater en amont la retombée du refrain tandis que l’aval en lance à peine les premiers mots.

Ils sont heureux d’en exclure les trottoirs. Pourtant, ils ne se sentent, ils ne se veulent qu’un seul homme. Ils sont le genre humain. Et les curieux avec leurs pauvres bras et leurs cabas ne peuvent qu’en être subjugués, pétrifiés, désormais qu’au milieu de la rue cent mille âmes (c’est sûr !) jouent à être quelque chose, une forme, un paysage, une fresque. Au cœur de la foule, on ne voit que la foule, le ciel et les façades, un décor et nos regards n’aspirent qu’à l’horizon, cette ligne d’ombre tirée de nos songes aux drapeaux, et c’est pourquoi il faut courir quand les rangs se distendent, pour rattraper bien sûr les autres nous, mais surtout pour ne pas voir la trame du tissu, l’envers du décor. Et on rattrape les autres, tout en restant arrimé au voisin, on court pour ne plus avoir devant soi que ces nuques mouvantes, et le cortège se reforme, et notre nous repart et on est heureux à nouveau d’être aveugle dans la lumière.

La ville n’est plus alors qu’une immense chambre d’écho, car pour eux on arrête le journalier, pour eux les feux sont toujours verts, pour eux les bus désertés, grands insectes vides et pour eux le silence et l’industrie humaine, ses sonnailles, se clameurs, ses métaux toujours un peu plus loin, un peu plus ailleurs.

Dans la ville arrêtée passe ce carnaval grave. En de certains lieux aux seuls initiés reconnaissables, on impose des minutes de silence qui durent toute une éternité, alors on est au bord des larmes, pour l’hommage, pour rien ou parce que l’on entend pour la première et pour la dernière fois un chant d’oiseau sur les grands boulevards.

Elle brille et fait ciller les yeux ; les gens se moquent, la belle affaire, nous qui sommes la lame du couteau.

Parfois ils traversent le fleuve, ils sont conquérants et entraînent avec eux des étrangers, leur apprenant en marchant les règles du cérémonial.

Il arrive que se découvrent des amours dont le cortège, longtemps, sera repérage, tu te souviens, c’était aux obsèques de Vianey, j’étais avec Condorcet, tu étais juste derrière…

Il est aussi des amours qui se défont de n’avoir été nourris que du cortège, réunions tardives, ronéo, vente des journaux que personne n’achète…On se regarde pour la première fois, on défile pour la dernière fois, nus, simplement un homme et une femme, comme se regardent des milliers d’autres qui ne défilent pas mais qui durent.

Car ce qui dure, la misère, le malheur, le bonheur aussi, la douleur et le songe, l’humeur sans cesse changeante qui est au cœur, qui est le cœur de l’Homme, tout cela reste en dehors du cortège contre quoi précisément il se dresse un peu vainement et c’est ce qui, vers le soir, l’essouffle, l’interrompt, le décolore ; il faut rentrer, chacun au singulier, quelle singulière épreuve soudain, chacun dans son espérance et se désespérance, et celles là sont toujours singulières. On se retrouvera, une autre fois, dans la mémoire des cortèges.

Pendant quelques heures, mille choses sont arrivées à chacun d’eux mais ils ne revoient que le cortège, ses étapes, ses drames, les débordements.

Les pionniers se séparent dans la sérénité, le silence et la gloire. Sagement ils replient leurs banderoles comme on fait son lit à l’armée, un matin de drôle de guerre.

Plus loin, la jeunesse est plus triste, plus lente à abandonner cette matrice. Jusque tard dans la nuit persistent à mi chemin de la chaussée et du trottoir des bouquets de jeunes gens soudain très sages et très las.

Plusieurs remontent vers la place endormie où le lion vert ne bouge pas. L’un d’eux murmure, on ne sait trop s’il s’adresse aux autres ou à lui-même : « Mon vieux disait qu’ici, souvent, vers la fin, y’avait de la baston ».

Un peu plus bas, au même instant, un homme ouvre une petite lucarne au montant supérieur arrondi en demi-lune et pose très vite un pack de lait sur le rebord étroit. Au sommet d’une haute façade en meulière noircie par le temps et la poussière, séparée de la rue par une haute muraille de meulière noircie elle aussi, on ne voit que l’éclat blanc d’un haut de visage et de deux bras, la lucarne étant sans doute placée très haut dans la cellule où il se tient. Il est si loin cet homme, si loin d’eux, si loin des grands arbres du boulevard, si loin du lion pourtant si proche. L’homme a fermé sa lucarne, il s’est allongé sans doute, il dort peut-être et peut-être rêve-t-il de lions ?

L’homme dort et le lion vert, si proche et si lointain, et l’on ne sait s’il est plus fou de supposer des rêves au lion ou à cet homme. Mais ils dorment pour cent mille ans tandis que les jeunes gens, là-bas, sautent les portillons du métro et s’éloignent dans la nuit transfigurée car il est dans l’ordre des choses qu’ils s’éloignent.


De Cadenet.



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1 commentaire:

Anonyme a dit…

Ce texte est trop palpitant pour n'être que lu, il exige qu'on y vive et sa marée m'a happée.