"L'aventure, c'est le réalisme de la féerie" (ANDRE MALRAUX)

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vendredi 20 juin 2008

PAR LES ROUTES (JOURNAL DE VOYAGE).

"Per aspera ad astra" (A travers les épreuves jusqu'aux étoiles).


"...Car la vie humaine est courte et le carré d'herbe étroit qu'il nous est donné de fouler".
(Mikhaïl CHOLOKHOV; "Le Don paisible").






















Kremlin-Bicêtre Le, 5h30 du matin.

Le ravissement commence paradoxalement dans la réclusion de l’habitacle, matrice sonore où clignotent faiblement les étoiles mécaniques du tableau de bord, tandis-que défilent de plus en plus vite les sunlights de l’autoroute du Sud dont le nom pourtant banal évoque dès que j’en emprunte de nuit les rampes oniriques des Provences chaudes et des mers lointaines…Nationale 7 !

Mon père achetait ses autos chez « Mandon », un petit atelier de Bagneux. A hauteur de mémoire, je revois deux 203 (une verte et une noire), deux 403 ( une ou deux, je revois surtout une noire) et une 404 grise. En amont, La 4 CV appartient davantage à l’histoire de mes parents, je veux dire au couple amoureux que fut aussi mes parents, car cette petite voiture n’est pas faite pour les enfants et je ne distingue que dans une sorte de halo les expéditions à Brest pour aller voir mon père pendant la guerre d’Algérie. En aval, le temps des DS et des ID, comme, plus tard, celui des Alpha (Roméo), se situe déjà après « l’âge d’or » du début des années 1960 et me semble relever exclusivement de l’histoire de mon père, même si l’une de ces voitures tenta, en vain du fait d’un hiver historiquement « polaire » et de glissades sur le verglas dès la « Croix de Berny », de nous emmener en Sologne, précisément par la Nationale 7, pour assister au remariage de ma grand-mère Marguerite avec Lionel Bierge. A bien y réfléchir, il devait s’agir d’une DS, l’auto mythique de l’époque dans laquelle le général de Gaulle échappe à « l’attentat du Petit-Clamart », la seule voiture au monde, j’en étais certain, dont l’incroyable et redoutable (ah ! la traversée du Morvan une main sur la bouche et l’autre sur la portière!) système de suspension permet à l’ensemble du bloc carrosserie de se soulever ou s’abaisser au moment des démarrages et des arrêts.En ce temps là, les bornes kilométriques noires et blanches ponctuaient une route « nationale » demeurée campagnarde par sa largeur limitée, sa proximité des champs et des stations services où des types souriants, coiffés d’une casquette et dotés d’une petite musette de cuir à fermoir de métal, mettaient la main à la visière pour s’adresser aux conducteurs sous l’œil rieur d’un bonhomme Michelin en plastique dont les formes rondes renvoyaient à celles des fameuses bornes ou bien encore aux cartes du légendaire « jeu des mille bornes », occupation « standard » des jours de pluie que ne concurrençait véritablement que le « Monopoly », très lisse et très « rond » lui aussi dans sa manière tranquille d’aborder la question violente de la spéculation immobilière en la diluant si j’ose dire dans la rêverie des beaux quartiers.

Je dépasse les types de Belgrade, Lisbonne, Varsovie, quelquefois Istanbul, les princes de la route en convois solidaires, signes de la main, codes secrets, étrange ballet que celui des chauffeurs internationaux, moines-soldats malgré les photos très vulgaires au fonds des cabines, visages marqués par la fatigue et la solitude, j’ai mis du Ravel pour accompagner ma navigation, des pièces pour piano graves et cristallines, on dit qu’à la fin de sa vie il se réfugia dans l’aphasie de la première enfance, y aura-t-il retrouvé son « Ondine » et je repense à celle de Giraudoux, dans la mise en scène de Raymond Rouleau (à jamais pour moi, en tant qu’acteur, le couturier mélancolique de « Falbalas » de Jacques Becker) où Isabelle Adjani , Don Quichotte adolescente en robe d’infante d’Espagne et déchue pour le moins, part en croisade contre la veulerie des hommes, tant le voyage en voiture vous place dans une suspension du corps et de l’âme propice aux étonnants coq-à-l’âne de la mémoire.

Me reviennent en mémoire les films « routiers » français où Gabin, plus vrai que nature, passe des fumées de la « Bête humaine » aux solitudes absolues de « Gaz oil » ou des « Gens sans importance », le temps des bornes à essence et des bouteilles thermos, des bonheurs absolus et des destins tragiques ; les routiers, au cinéma et « en vrai », m’ont toujours semblé constituer,, à l’image des gangsters de ce temps là, immortalisés par Jean-Pierre Melville dans « Le Samouraï » ou « Le premier cercle », la dernière grande aristocratie des temps modernes avec leurs codes d’honneur, leur tenue professionnelle, leur langage, comme un grand lignage de compagnons orgueilleux et fraternels soudain projeté dans le siècle de la marchandise. Notre vieux pays a perdu ce mythe de la route, pourtant fondateur de toute une civilisation de l’Etre où coexistent notre relation à la vie et à la mort, au courage et à la lâcheté, à l’espace et par là même à la nation, un mythe que paradoxalement les jeunes USA n’ont jamais renié et qui continue, de Walt Whitman à Cormac MacCarthy et de Jack London à Jack Kerouac, à nourrir, depuis la mort des derniers cow-boys, une bonne partie de la quête identitaire de l’Amérique.


Orly, Viry-Chatillon, puis le péage de Saint-Arnould, frontière entre ville et campagne, octroi au-delà duquel s’ouvre la route proprement dite, bien qu’à chaque fois je ne me sente vraiment ailleurs qu’entre les hauts murs sombres des arbres de Fontainebleau à peine bleuis par l’aube naissante quand l’auto prend un peu de vitesse et rejoint son allure de croisière alors qu’apparaissent, fugitivement, les premiers grands oiseaux : into the Wild. La route ainsi ouverte à l’âme semble un espace infini, hors du temps, à moins que le temps ne soit, par les routes, qu’une nouvelle modalité de l’espace, plus fluent, plus mobile, où se glisser comme on se glisse dans le cours d’une rivière ; j’avance vers le futur de mon passé, mais ne dit-on pas que l’on ne se baigne jamais dans le même fleuve ?

Bruyante, vouée au toc, à la marchandise, inexperte au repos malgré son nom, l’aire « de repos » avec ses snacks gentiment vulgaires n’en reste pas moins la version contemporaine des caravansérails : on y mange, on y pisse, on y dort (les routiers peuvent même occasionnellement y aimer) avant de reprendre le désert de la route. J’essaye d’humaniser tout cela en choisissant les aires « récréatives » où ton parcours santé et ludique est balisé comme une piste d’atterrissage mais où tu peux finalement, comme autrefois, « apporter ton manger » et je prépare une soupe sur mon petit réchaud avant de m’allonger dans l’auto transformée en une sorte de yourte mobile.

Révolutions.

Je quitte l’autoroute à hauteur de Roanne dont le nom, à l’instar de celui de Mulhouse, Saint-Etienne, le Creusot ou Monceau-les-Mines fait jaillir des images de paysages industriels disparus dont la « violence » économique parvient mal à me dissimuler les images d’Epinal des vieux manuels de lecture ou mieux encore les harmoniques sociales du « Tour de France par deux enfants » dont les morales solides et légèrement lyriques ont construit l’imaginaire politique de nos grands-parents.

« La puissance de l’industrie et de ses machines est si grande qu’elle effraye au premier abord ; mais c’est une puissance bienfaisante qui travaille pour l’humanité ». G.BRUNO ; « Le tour de France par deux enfants »

Le « Tour de France… », c’est l’univers de ma grand-mère paternelle, un monde révolu d’attachement au travail bien fait, à la forme autant qu’au fonds de l’effort, à ces mains rouges et rugueuses souriant de nous renvoyer à nos mains blanches, c’est la fraternité et l’entraide plus que la « lutte des classes », le bonheur, en fin de semaine, de « s’endimancher », merveilleuse expression qui me fit apprécier avec fierté, malgré gratouillis et sueurs, mon premier « veston » et mes premières chaussures « de sortie », quelque part à la fin des années cinquante. Ce monde disparu plus loin que tous les jurassiques, c’est lui qui me reviendra demain en traversant les longues rues aux maisons hautes de la Croix-Rousse : Lyon approche, toujours de la même manière, par l’annonce plus vraiment inquiétante d’un bouchon dans le tunnel de Fourvières. Mais j’ai tourné vers Roanne, donc.

Pas fâché, ou simplement soulagé de quitter cette autoroute si j’ose dire « proustienne » au long duquel se déroulent le film de mes vies antérieures, vacances dans le Sud, route d’Italie ou de mes Marseilles, images kaléidoscopiques d’enfants pleurant, ayant faim, riant, cherchant déjà la mer, bruits successifs des moteurs de mes différentes autos, 4L, R6, VW…et surtout bruits insupportables des petits bordels familiaux mal arrimés dans des coffres de quasi-immigrants, tout un flot d’images imbriquées les unes dans les autres en une cascade de « laisses » historiques dans tous les sens du terme si l’on tient compte du fait que le « voyage de Yougoslavie » demeure inséparable de la venue au monde d’Adélaïde elle-même indissociable de l’accession au pouvoir de Mitterrand ou bien que, quelques années plus tôt, celles de 1974 au Portugal –via « l’Espagne de Franco »- ont lieu un an seulement après la naissance de Lise, l’année même de mes 20 ans et me ramènent-aussi- à la « Révolution des œillets » dans laquelle, dès notre arrivée à Guarda, nous sommes proprement tombés au cœur de la seule vraie révolution populaire de l’après-guerre, au camping de Viana do Castelo, là où nous perdîmes notre chat Sigmund pendant deux jours (nous dûmes remonter la tente que nous avions rangé dès le matin pour partir), je me souviens de ces conversations avec un docker de Porto que la révolution contraignait à prolonger sans fin ses vacances et d’une atmosphère de temps et d’espace suspendus presque identique à celle de Paris en 1968. Trente ans plus tard en route vers Lisbonne, je suis repassé à Guarda où, tard le soir dans un petit restaurant très confidentiel d’un étrange quartier fantôme, j’ai demandé au patron, la quarantaine, un peu grassouillet et très professionnel s’il savait ce qu’était devenu Otelo de Carvalho, égérie des années révolutionnaires et beau comme le furent les grands capitaines d’autrefois, au temps où l’héroïsme comptait ou bien dans les films de Manoel de Olivera, mais il ne connaissait pas Otelo de Carvalho et m’adressa un sourire un peu incrédule, presque d’excuse, en s’éloignant vers sa cuisine.

De la sortie « Limonest » à l’Arbresle, jolie bourgade de fonds de vallée au dessus de laquelle est bâti le couvent dominicain de la Tourette, première escale de mon voyage, la route serpente sur les coteaux du Beaujolais en une sorte d’évitement gracieux de Lyon dont on aperçoit parfois les premières emprises à l’approche de la plaine de la Saône. Du parking où je stationne, deux heures avant la visite guidée d’un des deux édifices religieux construit par le Corbusier, on n’aperçoit que le mur d’enceinte du couvent ancien (XVIII°) devenu centre de retraite et d’études. On m’indique le domaine du couvent et je commence une longue marche d’approche du bâtiment construit par « Corbu » entre 1956 et 1959, comme d’habitude un grand vaisseau de pierre à la fois complètement concordant et discordant à son environnement naturel. A l’instar des cités radieuses, singulièrement celle de Rezé, il émane de la Tourette une impression de force et de grâce, d’énergie « industrielle » et d’élévation mystique, de puissance tellurique et de grâce fragile qu’un usage formel différent du béton brut n’eût sans doute pas atteint, ici deux parallélépipèdes liés perpendiculairement au point de raccord de la « nef » et des bâtiments conventuels proprement dits (cellules, salles collectives, cloître)dont la surélévation induite par les pilotis traditionnels semble projeter l’ensemble du dispositif vers l’horizon. Tout autour, à mesure que j’avance par les chemins ombreux serpentant autour du bâtiment, le silence qui l’entoure comme un bouclier invisible se confond avec celui de la forêt, ou bien celle –ci « contamine-t-elle » par son silence le bâtiment lui-même, on ne sait trop. Sur la plus haute des collines environnant le couvent, à niveau par rapport à son plan supérieur, niché dans une clairière inondée de soleil un peu en retrait du chemin de terre- on croirait voir ces flèches de lumières dorées désignant le Christ, la Vierge ou quelque Saint dans les tableaux pleins de pathos des petits maîtres baroques-, je découvre, bouleversant d’humilité co mme c’est la règle, le cimetière des frères dominicains, simples rectangles de terre surmontés d’une croix elle-même coiffée d’un petit toit de bois et parsemées de fleurs des champs simplement posées à même le sol. Combien en ai-je vu de ces tombes d’hommes de Dieu, simple cairns des Pères du Déserts dans le Hauran syrien ou le Sinaï, petits alignements cabossés des pères jésuites à Malacca, Cochin ou Pondichéry, tombes petites au noms écrits d’une main inexperte et auxquelles m’ont fait penser, à Larache, celle de Jean Genet posée face à la mer entre un ancien bordel et une décharge publique. .

Au détour d’une des nombreuses « voltes » que j’effectue autour du couvent, je suis frappé de la concordance entre son site –un versant de colline isolé- et celui de la plupart des « cités radieuses », en particulier celle de Firminy, perchée dans le silence des hauteurs entourant la petite cité industrielle et je comprends soudain la nature de mon émotion, presque mystique, devant ces nefs de béton, ces machines à rêver autant que « machines à vivre », ces familistères modernes destinés, avec leur architecture de paquebot à « embarquer » les hommes dans une aventure sociale du vivre, selon ce que Jeanneret appelait « Esprit nouveau » et dont la Karl-Marx-Hof d’Otto Wagner à Vienne, la cité Wetterle près de Budapest ou la Nova Hutta de Cracovie constituent, avec leur volontarisme sociétal, leur structure circulaire « solidariste », le « sur-jeu » pourrait-on dire du volontarisme communautaire, l’équivalent laïc de la sémiologie architecturale religieuse. Le thème de l’embarquement collectif dans une nef de pierre me semble commun aux réalisations tant civiles que religieuses de Le Corbusier, au point que la thématique « maritime », empruntée au design des grands paquebots, préside, avec ses toits-terrasses en forme de decks, ses cheminées d’aération aux allures de clochers modernes, à l’élaboration esthétique de l’église de Firminy, à celle de la Chapelle du Haut à Ronchamp et à toutes les « cités radieuses », comme si l’expérience du cloître, autant que celle de l’unité d’habitation, relevait d’une démarche avant tout spirituelle.

Elevé dans l’eschatologie du socialisme, au cœur d’ une « banlieue rouge » du Sud de la région parisienne, l’horizon intime mais aussi, sans alors que je m’en rendisse compte, collectif, des quatorze premières années de ma vie, cristallisa autour des quatre blocs blancs de la résidence « La Fontaine » à Bagneux dont la disposition, autour d’un vaste espace vert, reprenait la forme traditionnelle des cités-jardins et déclinait, avec ses fenêtres en longueur, ses appartements fonctionnels et très lumineux et ses toits-terrasses, les « canons » devenus classiques de la métaphysique architecturale de Le Corbusier. Mon attachement névrotique à la « Résidence » doit beaucoup au fait que mes peurs et mes interrogations d’enfant y trouvaient un puissant antidote, dans la mesure où la « philosophie » dans laquelle je fus élevé- globalement le communisme- et l’éthique sociale en découlant, semblaient en quelque sorte confirmées par la douceur formelle de ma « cité » et confirmée par les solidarités qu’affichaient ses habitants durant ces années dites de la « Reconstruction » où, ne l’oublions pas, l’image du pays-matrice de La Révolution, l’URSS, se trouvait au zénith.

UNITE D'HABITATION LE CORBUSIER, FIRMINY

La Tourette.

Aussi éprouvai-je toujours, à l’extérieur et plus encore à l’intérieur des unités d’habitation de Le Corbusier, dans ses couloirs-rues au mobilier collectif tout en rondeur, aux boiseries rassurantes, dans ces « cellules » d’habitation ramenées par le « modulor » aux dimensions de l’homme –au contraire des hauts plafonds orgueilleux des appartements hausmaniens- le sentiment de me trouver, paradoxalement, en un lieu unique, nullement dupliqué, absolument singulier - alors que l’immeuble bourgeois cossu type épouse un néo-classicisme européen tout à fait conventionnel-et vivant, à partir d’une construction dont la masse, la géométrisation fonctionnaliste, voire « brutaliste », les angles aigus, l’uniforme teinte grise du béton pur, loin de séparer du monde naturel, nous en ouvre, à la manière des maisons japonaises, un accès progressif, codifié, à travers une sorte de maïeutique de l’accès humain au monde du « dehors ». Ainsi retrouvai-je alors l’immense bonheur qui m’envahissait quand, vers quatre heures de l’après-midi, après une sieste obligatoire (l’hygiène infantile des années 1950) hachurée par les raies de lumière vive traversant les volets fermés- encore eux !-, j’obtenais enfin le droit de me lever et, passant de ma chambre à la salle à manger-salon- me trouvais aveuglé par la clarté du soleil passant à travers la « skyline » de nos longues fenêtres, tandis-que ma mère prononçait les mots tant attendus de ma levée d’écrou : « tu peux descendre ». J’appartiens à cette dernière génération des banlieues, des cités, des faubourgs, avant l’effacement des frontières, des lisières, des rites de passage dont les barrières mystérieuses constituaient, à nous les gamins et les adolescents des classes populaires, toute une éducation politique, esthétique, sentimentale. A Marseille, à Firminy, mais aussi dans la grande cité-jardin de la Butte Rouge, je retrouve les seuils, les gradations entre espace « privé » et espace public, les trouées de verdure enserrant des jardins d’enfants couverts aux beaux jours de femmes aux robes claires, les nefs de rumeurs et les nefs de silence, les territoires ombreux du rêve et de l’aventure, bref, le seul socialisme vraiment paisible : celui des formes. Il me semble que notre respect naturel des règles sociales découlait d’une adhésion inconsciente à l'esthétique méticuleuse des lieux.

J’aurais donc très tôt, sans m’en rendre compte immédiatement, testé en quelque sorte sur moi-même les origines intimes des engagements politiques et les névroses qu’accompagne le refus de faire le deuil des révolutions manquées. Dieu résiste-t-il mieux qu’elles me demandai-je tout au long de la visite guidée de la Tourette, des réfectoires déserts aux cellules étroites ouvertes sur la forêt, du cloître cloisonné aux cryptes sombres et rouges bombardées de ciel par les « canons de lumière » ? Dans le cône étroit d’une chapelle latérale, l’enfant définitif que je suis levait naturellement les yeux vers quelle lumière ? J’aurais aimé rester là, j’aurais pu facilement m’endormir là et peut-être prier sans connaître aucune prière, en tout cas reposer mon regard sur ces murs nus et gris et demander à cette jeune femme de me prendre dans ses bras à la manière d’une pietà… J’ai repris la route vers Lyon, lent retour vers le monde des villes dans la lumière rosée de la fin d’après-midi. Objectif : Perrache, le quartier de la gare, celui des hôtels bon marché et d’autres lisières…

Lyon-Perrache, deux minutes d’arrêt !

Autrefois le train était humain, odorant, sonore, plein de bruit de sueur et de fureur, les libérés du service militaire, éméchés et bizarrement un peu tristes criaient « zéro » dans les coursives pour fêter le dernier jour « sous les drapeaux », une expression disparue comme cette « quille » aux origines inconnues que célébraient dans des trains encore plus approximatifs la génération précédente et puis des types vous adressaient la parole, des femmes allaitaient dans les compartiments dont la promiscuité contrainte créait des liens « pour le meilleur et pour le pire », c’était, selon l’expression nostalgique de Stevenson, « un temps ou l’homme comptait ». Encore. De Lyon, je réentends d’abord la voix du « chef de gare » annonçant dans un grand brouhaha de métal, de cris et de soleil, l’arrivée à Perrache, « deux minutes d’arrêt » et toute une ribambelle de correspondances, très lointaines, presque exotiques à l’époque –Villefranche-sur Saône, Saint-Etienne, Clermont-Ferrand – c’était le temps où l’espace comptait et où le train, à petite vitesse, loin de rétracter le monde le dilatait, de Lyon à Marseille (« Saint-Charles, 20 minutes d’arrêt, correspondance pour Nice et Vintimille… ») il fallait compter encore trois ou quatre heures de voyage avant d’apercevoir, derrière les premiers oliviers, le bleu presque rouge de la méditerranée. Je crois avoir aimé Lyon d’abord pour ce rôle que je lui assignais de faubourg de la mer.

Je me souviens aussi de la station « Orléans les Aubrais » dont je devais, en route vers la Sologne où résidaient mes grands-parents maternels, surveiller l’approche afin de ne pas rater ma correspondance et l’image magnifique de mon grand-père Lionel, debout sur le quai de la gare de Salbris et me tendant les bras…Lyon, c’est d’abord le train et Perrache, où je ne suis descendu que bien plus tard dans ma vie ; Lyon m’est une escale fugitive devenue ville familière, mais jamais elle ne se débarrassa vraiment de ce lien au train que je découvre soudain en regardant mes photos du quartier Saint-Paul, en particulier la petite gare presque en modèle réduit vers qui je reviens toujours, ses portes de bois verni, ses quais déserts, deux autorails ( !) gentiment alignés sous le versant abrupt de la colline de Fourvière, qui apparaît en deux plan fixes magnifiques dans le film de Bertrand Tavernier, « L’horloger de Saint-Paul », avec Philippe Noiret, Jean Rochefort et Jacques Denis.

Passes.

L’hôtel d’Enghien, situé à deux pas de la place Hoche, fut je le présume, en des temps plus humains, un ancien hôtel de passe, un de ces garnis où les filles montaient à contre-cœur en faisant des rêves d’Amérique. Promu hôtel de passage, il semble ne plus abriter aujourd’hui que des migrants et de très vagues « représentants ». Assise au bar, dans un léger remugle de graillon et d’anis, ce que je pense être une « ancienne » bavarde avec le patron, un jeune supporter de foot étonné de mon « profil » et de mon auto, gentiment garée entre l’hôtel et l’antenne de la police municipale. Le bleu profond du ciel et la chaleur donnent à cette vieille rue ombreuse, proche des quais de Saône, un faux air de la Giudecca romaine entre la via dei Delfini et l’isola tiberina. Comme dans la plupart des hôtels « borgnes », les chambres, situées dans les derniers étages à partir d’un escalier extérieur donnant sur la cour en « traboule », dégagent, passées les « références » scabreuses – bidet ostensible, longue glace le long du lit- une atmosphère monacale, avec leur mobilier janséniste –une table, une chaise, une armoire- et une peinture uniformément blanche, sans fantaisie ni images, au point qu’il m’est arrivé souvent, en de semblables lieux, à Barcelone, à Lisbonne ou à Anvers, de chercher des yeux le crucifix au dessus de la tête de lit, un attribut et une référence au demeurant hautement solvable dans la solitude absolue de ce genre de lieux. Un bout de savon craquelé dans une coupelle de faïence blanche, deux serviettes dont dix mille ans de lessive ont passé les couleurs, la litanie d’une femme au téléphone, quelque part, des rires en cascade, des gémissements, des rumeurs indistinctes et puis la nuit.

La promenades « des hauteurs » m’a fait oublié ma nuit peuplée de tentations et de fantômes ; longeant les crêtes de Fourvière à la Croix-Rousse, elle domine la plaine de Lyon et le regard semble dérouler le film de la ville en contrebas, un peu comme le circuit des collines de Letna à Petrin au-dessus de Prague. Ici comme ailleurs, impasses et passages, ruelles du « bout du monde » et vieux immeubles ont entamé une lutte perdue d’avance contre le formatage édilitaire ; sur la colline de la Croix-Rousse, échoppes et boutiques sont peu à peu phagocytées par des « galeries d’art » et autres « ateliers alternatifs », sans compter cafés branchés et rénovations « de standing ». L’identité de Lyon s’est réfugiée dans les craquelures de murs anciens où une végétation sans âge conserve tant bien que mal les palimpsestes de l’Histoire, dans des pigeonniers effondrés, l’élégance surannée d’une vieille dame, le son d’un piano derrière de hautes grilles…A l’image des ports, il est des villes qu’on ne découvre qu’en en connaissant les passes...

...A moins que ces villes ne soient toujours plus ou moins des ports, bâties sur l’océan de leurs chrysalides oubliées à l’image des ruines prestigieuses de Lyon, dans ce parc aux allures de palatin non loin du lycée Saint-Just, où j'imagine toute une archéologie des immeubles de rapport et des cités perdues, une archéologie sonore qui saurait exhumer les cris et les paroles des enfants anciens, le vocabulaire des métiers et des amours, la linguistique de l’espérance, une archéologie des signes des temps, une science des imageries et des imaginaires et fonder une Histoire de l’Etre incertaine et polyphonique. Evitant l’axe puissant mais prévisible des grandes places (Hoche, Bellecourt, Terreaux), reliées par l’inévitable artère piétonne consumériste, je glisse des hauteurs lumineuses de Fourvières aux rues ombreuses et sonores de la Croix-Rousse, avant de redescendre vers cet étrange parc de la Tête d’Or dont les longues perspectives et les serres monumentales restent associées pour moi à la grâce un peu austère et mélancolique des allées enserrant la grande colonnade à Marienbad, au point d’entendre la voix de la comédienne Delphine Seyrig dans le film de Robbe-Grillet et, associée à elle par une étrange alchimie des voix singulières et du télescopage des mots, celle de l’acteur Alain Cuny, né à Dol-de-Bretagne et vivant en partie à Saint-Malo dont je perçois encore distinctement , dans le wagon de seconde classe d’un train du soir pour Rennes, le timbre grave et rauque nous interrogeant sur la disponibilité d’un siège, avant de déclamer du Claudel, un extrait de « L’Annonce faite à Marie » et plus souvent de « Tête d’Or », titre étrange transmué progressivement en nom de parc public au point que mes errances lyonnaises, d’abord solitaires, se peuplassent au fil du temps de compagnons innombrables et en particulier, maintenant que j’ai rejoint, au-delà du grand bassin, la partie zoologique du parc, le peintre Gilles Aillaud dont les portraits d’animaux oubliés dans la solitude pariétale et les lambeaux humides des cages de Vincennes m’avaient bouleversés.


J’ai souvent rencontré Alain Cuny dans les trains du soir de Montparnasse vers la fin des années 1970, géant lunaire n’ayant pour tout bagage que sa voix et un mauvais sac de toile grise, au point d’avoir tant rêvé oser lui répondre, alors qu’il demandait à la cantonade si une place était disponible et en lui faisant signe de s’asseoir a mes côtés - « Il y aura toujours une place disponible pour un Visiteur du soir » - que j’ai fini par me persuader qu’une telle scène, dont j’aurais été à mon tour le héros, avait bien eu lieu et me suis mis à la raconter tant de fois à mes amis comme telle que j’en ai perdu le souvenir d’un mensonge ! Si je n’ai pas prononcé cette phrase, c’est aussi parce qu’il avait déjà trouvé une place avant d’arriver à ma hauteur et que je n’aurais de toutes façons jamais osé lui adresser la parole, bien qu’ait été si puissante l’envie de le reconnaître, tant est puissante parfois l’envie de reconnaître un homme parmi des milliers d’autres. Reste qu’à chaque fois qu’il m’arrive d’emprunter l’escalier de pierre de la petite plage malouine du Môle, non loin de la porte Saint-Vincent et qu’apparaît cette demi-lune ouverte sur le large, je revois systématiquement la haute silhouette légèrement courbée d’Alain Cuny arpentant le rivage des rochers à la digue et de la digue aux rochers, déclenchant automatiquement le souvenir de la grande voix du train dont l’image sonore plane en quelque sorte au dessus de cette scène de septembre le plus souvent, comme ces grands oiseaux tournoyants forment, au fil des années, un seul et même envol. En revanche, par une étrange revanche du réel, j’ai bien croisé, quelque part dans les années 1960, assis avec son basset Haound sur les rochers de la tour Solidor, à Saint-Servan-sur-mer (depuis agglomérée dans le « grand Saint-Malo), l’acteur Philippe Noiret, placide et un peu bougon, plus jeune en tout cas que dans « L’horloger de Saint-Paul » dont il était question plus haut à propos du quartier homonyme, au départ si éloigné, géographiquement et mentalement, du parc de la Tête d’or mais que rapprochent la pérennité de leurs atmosphères respectives –ruelles étroites bordées d’anciennes vitrines pour l’un, éternité des rencontres romantiques au pied des grandes canopées dans l’autre-un peu comme se rapprochent aujourd’hui bien étrangement, dans ce Paris de mon adolescence dont je ne parviens pas vraiment à retrouver la légèreté et le relief, les impasses perdues de Ménilmontant et l’éternelle grâce un peu surannée des « Beaux quartiers » entre le parc Monceau et la colline d’Auteuil.

Brasserie Georges.

En 1971, j’ai enlevé Noëlle à Crest il était tard Peyrat et Kuzniak étaient descendus avec moi du plateau on avait bu des pastis et mangé des olives dans la nuit ils m’ont aidé à la retrouver sur la route au petit matin je crois on est tombé sur une petite bergerie toute en pierre sur le seuil de laquelle on pouvait voir écrit « Valence » en gros galets noirs et gris.

Pas un sou le stop de Valence à Menton je mangeais des raisins verts et elle des tartes aux fraises on a dormi un peu avant Avignon dans un pré jauni par le soleil au bord du Rhône la fois où des Turcs au petit matin nous ont pris en stop et ouvert pour la première fois les portes de Marseille j’aime l’idée de cette ville accoudée à la mer offerte par des gars d’Istanbul longtemps avant que je ne traverse en pleurant presque le Bosphore pour rejoindre l’ancienne Scutari dans les calanques de Cassis ont s’est caressé merveilleusement maladroitement comme le font les enfants et d’ailleurs on était dans la fin de l’enfance à la lisière de toutes les Chutes rieurs encore et graves comme le sont quelquefois les enfants on avait dormi sur le Vieux Port avec d’autres errants des saltimbanques et des soldats perdus aussi et je commençais à me faire une certaine idée du monde comme ces gosses sur les plages les poches pleines de coquillages.

Sur les murs du fort Saint-Jean on pouvait voir à cette époque des affiches de recrutement pour la légion étrangère et plus loin du côté du vallon des Auffes j’ai rêvasser pour la première fois devant le monument érigé à la mémoire des combattants des terres lointaines une arche blanche devant le bleu violacé de la mer juste en face du château d’If d’où s’échappe Montechristo après avoir remplacé l’abbé Faria mort dans le sac de toile jeté à l’eau en une scène dantesque éternellement fixée pour moi par une gravure de Fred-Money de l’édition Louis Conard du roman d’Alexandre Dumas lu sans doute à Bagneux ou à Cuguen dans la décennie 1960 entre les « Michel » et Edgar Pöe mais en tout cas durant cette période où « Vingt ans après » dans la même collection m’a fait pour la première fois mesurer le temps au moment même où la lecture m’en affranchissait.

S’il est vrai que c’est au retour de ce voyage fondateur que j’ai pénétré pour la première fois dans sa nef grâce à ce cinéaste animalier qui nous avait sorti de deux jours et deux nuits passés sur une décharge des faubourgs de Marseille aux abords de laquelle personne ne voulait nous prendre, s’il est vrai que ma première entrée sous ses grands lustres s’est effectuée avec un peu de honte à cause de mon jean déchiré aux fesses que je tentais de dissimuler (en même temps que ma saleté) au moyen d’un sweat noué autour de ma taille, s’il est vrai que le gosse du peuple que j’étais demeuré s’émerveilla des garçons en jaquette et tablier blanc, des couples beaux et distingués, du silence de cette foule soudain très sage, de l’élégance enfin et de la grâce de chaque applique, nappe, napperon, verre, plat, geste, fresque ,que sais-je encore, je dois à une autre vérité de dire qu’aujourd’hui, lorsque, poussant sa porte évidemment à tambours je pénètre presque sur la pointe des pieds dans cette immense arche où l’on se prend à soudain chuchoter, lorsque, presque timide, je suis, derrière « mon » chef de rang, le long chemin menant à « ma » table, c’est toute ma jeunesse, toutes les escales sur toutes les routes voyageuses de ma jeunesse, c’est toute la revanche sociale et toute mon esthétique à venir qui brusquement ressurgissent en un cortège bruissant comme les conversations amoureuses que mon regard autant que mon oreille devine, toute l’architectonique de ma vie d’homme reflétée dans les miroirs surpeuplés de la brasserie Georges.

Un peu plus tard, au cours d’une randonnée solitaire dans les calanques de Marseille, j’ai retrouvé, non loin de Callelongue, la maisonnette au bord des falaises que nous avions squattée avec quelques autres « routards » cet été 1971, reconnaissable après toutes ces années à ce petit patio de béton brut ouvert sur le maquis, une longue bâtisse basse blanche et bleue. Combien je m’approchais alors de la texture du souvenir et combien j’aurais aimé parler avec l’adolescent que j’étais à l’époque, un garçon tombé trop vite de l’Enfance, combien j’aurais aimé lui mettre une main sur l’épaule et lui sourire. Quels étaient ses rêves, ses pensées, ses angoisses et ses espérances ? Je le vois passer devant l’hôtel Peron, sur la corniche Kennedy avec sa tenue de « hippie » bon marché, ses cheveux longs bien sûr et cette barbe noire, ce masque d’époque et dans le dos, le vieux sac de montagne de « tante Mimi ».

Ce « voyage » -il ne dura qu’un mois je crois- fut, je le réalise aujourd’hui, déterminant pour ma construction future, l’organisation de mon chaos intime, mon auto-architecture puisqu’autant, à l’encontre du fils de Louis Kahn, je ne puis pour ma part rendre hommage à « My architect ». Orphelin avec parents, j’entamais une existence de hautes brisures ; elle serait faite de cheminements lumineux et de ténèbres, de chutes et de belles relevailles mais « Les erreurs font partie de ce cortège que nous sommes » comme l’écrit Montherlant et c'est bien connu, "Y'a pas qu'les mères qui font les enfants" (Eddy Mitchell).

Que trouvais-je alors de particulier dans cette immense brasserie dont, bizarrement, la houle sonore de mille voix entremêlées n’écorchait nullement l’oreille mais lui offrait au contraire une harmonie de marée tranquille et quels fantômes inconscients cette vaste basilique nourricière pouvait-elle héberger que le jeune homme d’alors pourrait un jour croiser ? Une certaine atmosphère française, tissée de réminiscences littéraires ( en tête desquelles la sensualité mélancolique de Simenon) et de souvenirs d’enfance où je revois d’abord ma grand-mère Suzanne, dans la canicule poisseuse d’un été parisien, nous entraîner, ma grand’tante Mimi et moi chez Jenny, la grande brasserie alsacienne de la place de la République, pour prendre un « bock », en d’autres termes une petite bière dans un verre ballon, contenance et contenant dont on aura je pense perdu le nom et l’idée, tandis que des notables provinciaux, souvent accompagnés de dames un peu « pompettes »- des « femmes en cheveux » pronostiquait ma grand-mère d’un air entendu et réprobateur- finissaient en soufflant d’immenses choucroutes dont j’enviais les charcuteries inatteignables ; l’élégance simple des deux vieilles dames qui m’accompagnaient et celle, plus lumineuse, plus parfumée, plus aérienne des jeunes femmes disposées en corolles aux autres tables, des femmes de l’âge de ma mère, pour qui paraître à la terrasse d’un café représentait une sortie pour laquelle il fallait s’habiller ou à tout le moins soigner sa toilette, sans oublier de ne pas rater la sortie de l’auto, venue se ranger sur le bord du trottoir, en particulier le moment où le Monsieur, sorti en hâte, vient vous ouvrir la portière et vous prendre la main, presque au ralenti…De belles femmes, la soif de ma grand-mère, le chapeau de Mimi, les chorégraphies précises de ce temps là, les vestes blanches immaculées des chefs de rangs comme celle que portait mon grand-oncle Jojo au « Zeller » de la gare de l’Est, des souvenirs de wagons-restaurants dans le « Palatino » et par-dessus tout cela ,ombre portée de mes parts maudites, la fascination inextinguible pour les nourritures lourdes des restaurants de gare et cette éternelle hésitation entre la grâce et la perdition, voilà ce que signifiait pour moi, et sans doute bien plus encore, la brasserie Georges à Lyon, îlot anachronique aujourd’hui comme suspendu entre les échangeurs urbains et les couloirs de Perrache tout droit sortis de « Blade Runner ».

La Grande Chartreuse.


« C’était un large pays tout charrué et houleux comme la mer… »

GIONO ; « Le chant du monde ».


Si la grâce a un paysage, il eut celui de la Chartreuse ces jours-là et j’avais besoin de ce paysage et de cette grâce pour oublier les tentations de Perrache et mes fantômes. J’étais soudain élevé vers le ciel au bout d’une longue marche et comme précipité au cœur d’un essentiel de sons, d’odeurs et d’une seule image comme un raccourci du monde. La Grande Chartreuse n’est pas sans évoquer Sainte-Catherine au Mont Sinaï, vieux vaisseau de pierre perché au plus haut d’un désert, ici quelque peu atténué par les prairies et les forêts ou par la plus grande « sophistication » des bâtiments conventuels, la plupart édifiés au XVII° siècle. Mes marches m’ont entraîné autour de la Grande Maison dont ne s’échappait aucun son en dehors du tintement des cloches aux heures conventuelles. Où que me portassent mes pas vers les hauteurs dénudées du Grand Som, ils me ramenaient toujours vers la longue enceinte blanche et ces hommes, entrevus dans le documentaire de Philip Gröning ,que j’aurais aimé rencontrer ou simplement croiser et « reconnaître » d’un signe de main et d’un sourire…Je songeais alors à cette belle phrase chrétienne décrivant la rencontre avec Dieu au moment du Grand Passage : « Il est revenu dans la maison du Père ».

J’aime cette idée que des hommes aient choisi de devenir les sentinelles avancées de notre histoire face à l’éternité, les gardiens méticuleux de l’âme de toute créature, des « bergers de l’Etre » attentifs à la grâce des infinis, l’infiniment grand des montagnes et du ciel, l’infiniment grand d’un oiseau, d’une parcelle de terre gelée qui « donnera » plus tard, du miracle tranquille de l’eau sur l’écuelle de terre, d’une lance de soleil illuminant le bois d’une chaise, l’infiniment grand de notre humanité charnelle luttant pour notre part de grâce et notre part de salut dans un monde évidé jusqu’à la trame, j’aime savoir que des hommes ici, tout autour de moi me gardent et témoignent de moi dans ma beauté et dans ma disgrâce et pouvoir accouder mes salissures humaines à leur humanité dans le chant du monde que leur silence exhume.

Plusieurs fois le passage par les crêtes sous le Grand Som autour du monastère une manière de prier. A l’extrémité de la combe, presque invisible entre une falaise de rocaille et un rideau de sapins, la petite chapelle de Saint-Bruno. Ce paysage n’est pas sans rappeler celui des grandes estampes japonaises d’Hiroshige ou d’Utamaro. On en vient presque à imaginer qu’un vieux sage chinois va émerger de ces hautes solitudes. Autour de moi, seulement la rumeur cristalline du torrent et des chants d’oiseaux.

Un seul portail ouvert dans la clôture de pierre blanche et au-delà d’un porche une chapelle publique au plus près que l’on puisse se trouver des hommes de la Grande Maison.

Sur le parking de la Correrie, des jeunes types débarquent à la tombée du jour avec des bières et beaucoup de bruit. « Zone de silence » crient-ils, ironiques. Une façon aussi de conjurer l’inquiétude diffuse que ce silence instille.

A Saint-Pierre de Chartreuse, l’hôtel Victoria est fermé et je ne suis pas parvenu à trouver le réceptionniste de l’hôtel du Nord sur la porte de laquelle une très vieille affichette annonce que l’établissement est recommandé par le « Touring Club de France ».

Je dormirai à Grenoble, hôtel de l’Europe, cinquième étage chambre 319, tout ce que j’aime, cette odeur de vieux textile un peu ranci et de cigarette froide, les chromos montagnards au dessus du lit, cette gentille désespérance des couloirs feutrés de tapis aux teintes passées et par-dessus tout, comme dans les anciennes pensions, un système de chambres distribuées autour d’un atrium central en « puits » fermé par une verrière. Le soir, petit dîner solitaire dans un « buffet à volonté » du côté de la grande place de Verdun et cette atmosphère étrange des établissements tellement franco-asiatiques qu’on croirait presque à une troisième dimension au delà de la France et de l’Asie, sorte de « franceasie » dans la gouaille légèrement « parigotte » du serveur vaguement vietnamien et cette nonchalance aux franges de la négligence des restaurants d’habitués qui n’ont rien à prouver aux « étrangers » et tout à réprouver de leur surgissement dans le silence feutré des repas de groupes réservés. Aurez-vous remarqué d’ailleurs combien la fréquence de la demande introductive -« vous avez réservé »-, proférée davantage à la forme affirmative qu’à la forme interrogative, s’avère inversement proportionnelle à l’affluence du restaurant ? Comme si certains restaurateurs cherchaient à masquer aux yeux des clients potentiels et peut-être même aux leurs l’évidence de leur insuccès et l’humiliation qu’ils en ressentent. A la tombée du jour, courte errance sur les quais de l’isère où mes pensées et mes rêveries ne méritent pas je crois d’être rapportées, tant je les sens classiquement découler (si j’ose dire) du mouvement violent et ample que le fleuve produit, gonflé des pluies de printemps. A « L’Europe », le garçon du nuit me la souhaite bonne en usant de mon nom, élégance que les modestes deux étoiles de cet hôtel rend encore plus charmante dans son anachronisme. Avant de m’endormir, exercice de vertiges sur le balconnet d’où j’aperçois, surgissement de modernité dans cet océan de nostalgie architecturale, l’arc métallique parfait que fige un instant à mes pieds, dans la prise de vue photographique, le passage du tram devant le building « new age » des Galeries Lafayette.

Des grappes de jeunes arabes ont progressivement pris possession de la place devant l’hôtel, après en avoir chassé d’ailleurs quelques Africains, solitaires comme le sont toujours les jeunes hommes africains au cœur des villes.Il semble que les anciennes « grandes » métropoles de province soient désormais « abandonnées » aux populations d’origine étrangère, le plus souvent Maghrébins et Noirs africains lesquelles, tranquillement et d’ailleurs tout à fait légitimement la plupart du temps, expulsent au sens premier du terme les derniers vestiges d’une francité devenue décadente à force de désarroi. Cafés, brasseries, hôtels de Grenoble, mais aussi de Saint-Nazaire, de Marseille de Brest de Dunkerque ou de Valence changent de tonalité majeure à mesure que disparaissent les anciens cadres de la sociabilité française au sens étroitement hexagonal, le plus fascinant dans cette conversion résidant dans le fait que les dernières marques de l’ancienne « esthétique sociale » "métropolitaine" se sont paradoxalement repliées sur l'ancien Empire, dans les bars de Tanger ou de Dakar et les petits garnis de Casablanca ou d’Alger ; avec un peu de chance et beaucoup d’obsession, on peut même y déchiffrer encore, sur de très vieux murs, d’anciennes « réclames » pour l’amer Picon ou l’apéritif Dubonnet. Rome n’est plus dans Rome !

« Il n’est pas pour toi de plus grand labeur que de demeurer sans labeurs, c’est-à-dire de délaisser toutes les réalités changeantes, sources de tous les labeurs ».

GUIGUES 1°, Prieur de Chartreuse.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Comme un testament...

Olivier Milza de Cadenet a dit…

Non. La transcription littéraire d'une expérience intime, ou alors tous les livres de littérature sont des testaments. La jubilation de constater que l'on est dépositaire d'un univers réductible à aucun autre. Ou alors, si par testament vous voulez dire atteindre le temps de sa vie où l'existence entière se trouve soudain justifiée et transcendée. C'est étrange, je sens une légère ironie dans ce propos anonyme, comme un plaisir coupable de jubiler de me voir bientôt...disparaître après testament. Seriez-vous un proche dépité ou jaloux...d'où l'anonymat, forme élaborée de lâcheté non assumée? Ces textes, qui vont maintenant se succèder et devenir un livre sont au contraire le fruit d'une nouvelle naissance...Per aspera ad astra.

Anonyme a dit…

Cher Monsieur, je ne souhaitais pas vous inpportuner de la sorte, simplement vous faire parvenir un sentiment découlant de la lecture de vos textes, qui me semblent beaux, comme un de ces cantiques destinés à un hymne à la vie, ou "comme un testament"... Le dit "anonymat" qui paraît vous perturber n'est que la conséquence du fait que je ne suis pas inscrit sur votre site, et je ne dispose donc ni de "nom d'utilisateur" ni de "mot de passe" comme il m'est demandé. Je pense peut-être m'inscrire, lorsque j'aurai terminé la lecture de vos textes. Encore une fois, mille excuse, et merci de votre contribution à une certaine humanité.