LE BLOG D'OLIVIER MILZA DE CADENET.

DEBARQUEMENTS, DEBARQUEMENTS…

(Variations sur Omaha).

Conférence donnée sur la plage d'Omaha Beach à l'occasion du séminaire d'intégration de la promotion 2009-2010 de l'ISTH.

Ce n’est pas seulement le 6 juin 1944, c’est ici que se rejoue à nouveau l’histoire de tous les débarquements et de tous les embarquements, l’histoire des grandes batailles.

Celle-ci est exemplaire car c’est à nouveau une bataille de la terre et de la mer. C’est une bataille maritime et terrestre. La plage est le lieu de jonction de ces deux batailles. S’engagent à nouveau les éléments primordiaux, bachelardiens, grecs : l’eau, la terre, l’air et le feu. Il y eut ici bataille aérienne, support aérien dans ce ciel où ce matin là, il y eut d’abord la rumeur de la mer et le cri des oiseaux quand se leva « l’aube aux doigts de rose » dont parle Homère.

Sur cette mer, sur cette terre et sur cette plage qui est un autre lieu « sauvage », antérieur et qui fut informe d’abord, il y a des hommes ;des hommes qui attendent et des hommes qui vont venir. A la différence des soldats figés du désert de Buzzatti dans son « Désert des Tartares », les soldats « attendants » du 6 juin 1944 savent soudain qu’ils attendent des hommes qui maintenant sont en train de venir. L’attente vide, soudain, s’est peuplée, même si, durant des jours, des semaines et des mois, au fil de leurs veilles, ils ont, comme les hommes du « Désert des tartares » , attendu sans savoir ce qu’ils attendaient.

Les hommes qui vont venir, eux, viennent de la terre d’Angleterre ; et il y a aussi que ces Anglais, ces Canadiens, ces Américains et ces quelques Français –mais je pense surtout aux Américains- viennent ici dans leur grande armada pour libérer une terre qui n’est pas la leur ; et ici, un peu plus loin, dans des bunkers, il y a des Allemands qui vont défendre l’accès à une terre qui n’est pas la leur. Ces deux peuples, à ce moment-là sont sans terre. Je veux dire qu’à ce moment là, unique, ces Anglais, ces Canadiens, ces Américains arrivent transportant avec eux un pays ou des pays qui ne sont pas là mais qui représente(nt) des civilisations que ces pays, d’une certaine façon, personnifient et que ces hommes, simples, à leur façon, représentent. Ici, il y a les Allemands et beaucoup de types venus de milieux très simples mais qui, d’une certaine façon et à ce moment là, SONT le III° Reich. Ils SONT à ce moment l’Allemagne et donc, d’une certaine manière toute l’Histoire de l’Allemagne comme les hommes de la mer SONT l’Histoire de l’Angleterre ou de l’Amérique. Les hommes de la mer et les hommes de la terre, « gens de peu » n’en constituent pas moins l’armure de deux croisades qui, ici, vont se croiser. Les petits gars du Colorado, du Wyoming ou de l’Alabama, même si habituellement , le dimanche, ils boivent des bières et embarquent les filles dans de grosses bagnoles, ce jour là ils sont toute l’histoire des Etats-Unis et l’empire américain au sens d’imperium. En face, des paysans bavarois, de jeunes métallos de Wuppertal, d’autres bières, d’autres filles…Avant que la mitraille ne les fauche, les Ecossais avancent avec leurs drapeaux dans la grande plainte des cornemuses. L’Ecosse de Sky et des Grampians se présente au combat dans la grande plainte sauvage des cornemuses.

Sur cette plage, sonore, venteuse, si sauvage – regardez au-dessus de vous passer ces mouettes imperturbables et glissantes-deux mondes vont s’affronter à travers ces hommes. Il va y avoir ici un grand embrassement et un grand embrasement d’hommes ; le fer qu’on aperçoit ici, si incongru, va pénétrer à l’intérieur de ces hommes. Les grandes batailles sont toujours une grande confrontation entre du métal et des chairs. Dans les guerres modernes et les grandes batailles modernes –le 6 juin en est une- la confrontation de la chair, du feu et du métal est terrifiante. Voilà ce que m’inspire ce lieu ; c’est cela que je voudrais vous transmettre : une libre variation sur les débarquements de toutes les Normandies.

Il y a que ces hommes ne ce connaissent pas et pourtant ils se connaissent, ils appartiennent au genre humain. A un moment donné, unique, ils sont devenus des combattants ; du pincement effroyable de leur contact va naître une autre Histoire, celle de l’après-guerre. Dans toute l’Histoire des hommes, c’est de tels pincements qu’émerge la suite de l’Histoire. Du « serrage » effroyable entre Grecs et Perses, à Marathon, à Salamine, naîtra un jour le monde hellénistique. Les contractions violentes –car les grandes batailles sont la mort mais aussi l’accouchement, à chaque étape, l’accouchement douloureux à chaque fois d’une autre enfance du monde- les contractions violentes entre « limitanei » bysantins et soldats arabes en Asie mineure accouchent et identifient l’empire bysantin et l’empire arabo-musulman. Le choc terrible sur la mer du Japon, au XI° siècle, entre les flottes japonaises et mongoles accouche la Chine des Tang et le Japon des Kamakura. L’Allemagne ne sera plus jamais la même après le 6 juin 1944, ni l’Angleterre ni la France ni Les USA. C’est une grande bataille. C’est la naissance du monde ; c’est la création éternelle du monde dans « le bruit et la fureur » dont parle William Faulkner..

Maintenant, regardons la mer. C’est l’aube et une immense armada avance, là-bas. A l’horizon, dans la brume de l’aurore émerge, comme peuplant la mer d’étranges ombres, cette immense armada. Les soldats allemands de garde voient arriver cette armada de la même façon que les vigies des bateaux turcs voient émerger de la brume l’invincible armada espagnole au matin de la bataille de Lépante en 1571. Ils vont, tous, séparés dans le temps mais réunis dans une même peur face à de si grands enjeux, devoir subir un même choc et ce choc pareillement, les effraie ; c’est cette grande frayeur dont parle Homère quand il parle de la bataille de Troie. Mais ceux qui, là-bas, arrivent et voient peu à peu émerger de cette brume les côtes de France, eux aussi attendent. C’est ce moment de l’attente dans les grandes batailles, ce silence, presque religieux, qui est l’essence même de l’Histoire. Je crois que l’essence même de l’Histoire c’est l’attente et le silence entre deux moments, l’un qui va vaincre et l’autre qui va mourir et dont va naître un troisième terme, un troisième moment, une autre civilisation. Omaha, Stalingrad, El Alamein, Verdun, mais aussi Crécy, Azincourt, Grünewald, la Montagne Blanche, Okinawa et encore, d’une autre façon, Hiroshima et Auschwitz représentent de tels moments critiques ; en ces lieux, quelque-chose finit mais commence aussi. Et partout, les hommes, même les plus simples, savaient ou sentaient cela. Pensons à ses hommes puisque nous sommes là, si tranquilles, si « au monde » sous ce grand bleu du ciel qui fut le ciel d’Omaha et avant lui le ciel des millénaires…

Leur sueur a la même odeur ; la peur et le vent fait lever sur leurs mains, crispées sur leurs armes communes un duvet par quoi ils mesurent une frayeur et ravivent brusquement la mémoire de leur pères, de leurs mères : father, vater, mother, mutter ; USA, Deutschland, Homeland, Vaterland, Heimat, « God bless America », « Deutschland erwache »…Ce sont les mêmes hommes, d’une même terre et ce jour là, d’une même non terre. Dans les grandes batailles comme le 6 juin, il y a toutes les cultures du monde et curieusement plus de culture du tout. Deux groupes d’hommes vont en découdre et cette grande embrassade mortelle est, disais-je, comme un grand embrasement. Il y a dans les grandes batailles quelque-chose comme l’amour : prendre, se déprendre, désirer, haïr, posséder puis abandonner…Le chaos des hommes combattants renvoie au chaos de l’homme dans la jungle complexe de ses désirs et les hommes qui se font la guerre sont ceux-là mêmes qui se font la guerre avec eux-mêmes : un même théâtre ; ne dit-on pas, pour qualifier le champ de bataille qu’il est le « théâtre des opérations » et d’un couple qui se déchire en se séparant qu’il se « fait la guerre » ? Les grandes batailles, c’est nous, cette gloire, cet héroïsme, mais aussi dans e même temps, dans le même Temps, cette barbarie, cet archaïsme si bien chantés par Homère, par Xénophon, par Thucydide, par Hérodote, c’est NOUS.

La bataille est terrible. Des milliers de morts, du sang, des viscères répandus, des corps écartelés. Ce que décrit Spielberg dans les 15 premières minutes de « Save soldat Ryan », c’est la Guerre de Troie. Dans le « rôle » des Troyens, les Allemands, dans le « rôle » des Grecs, les Américains. Comme les Troyens, les Allemands sont des continentaux ; ils aiment défendre la terre. Les Américains sont très maritimes. Ici a lieu aussi une bataille entre deux modes de conquête. Quelle cause est bonne, l’autre mauvaise. Je n’ai pas envie de vous parler de cela aujourd’hui. Ca n’a d’ailleurs en ce lieu aucun intérêt. Entre deux affrontements civilisationnels, la question ne se pose pas. Il y a DES biens et DES mals et on est ici, d’une certaine façon, au-delà du bien et du mal. Pour les plus mystiques, c’est le moment où l’on se rapproche le plus de Dieu. A ce moment là, un seul et même moment depuis les conquistadores de Pizarro débarquant au Mexique, après les Grecs débarquant devant Troie ou les Perses devant Marathon et Salamine…,les hommes portent à leurs lèvres les mêmes amulettes. Je voudrais que vous pensiez à tous ses hommes, que vous entendiez par ma voix leur voix unique qui est l’unique sens de l’Histoire. Je pense aux soldats américains qui mettent leur vie dans la balance ; je pense à Terry, John, Brad, Samuel. Je pense aussi à Werner, Hans ou Joachim, je pense aux soldats allemands qui sont au bout de leur chemin. Devant la mer, ils pensent à leur mère comme les soldats là-bas sur les bateaux et je me dis que penser ainsi à sa mère, sur une mère étrangère ou sur une terre hostile, c’est bien…amer, oui, pour ces hommes privés soudain de tout amer…
A nouveau, nous avons besoin d’Homère. Parce-qu’on se battra au couteau ici, pour un talus, une crête, un bunker. Il est étonnant de noter comment, même les batailles les plus modernes renouent alors avec les combats des temps les plus « archaïques ». Ce qu’à montré Spielberg (« Save »…) ou Eastwood (« La mémoire de nos pères » et, notez le, vu des deux côtés, le côté américain et celui des derniers samouraïs), ou bien encore Edward Zwick , précisément dans « Le dernier samouraï », c’est qu’à un certain moment, l’homme est à la fois dans la puissance de sa gloire, le sens de sa cause mais aussi dans l’archaïsme de son propre comportement. L’arme moderne, cette prothèse, ne dispense pas de l’arme blanche, signe ancien de noblesse, signe moderne de sauvagerie.

« Ce fut lui qu’Ulysse, irrité de la mort de son ami, frappa avec sa lance, d’un côté du front. Par l’autre tempe ressortit la pointe de bronze. L’ombre voila les yeux du blessé… » (HOMERE, « L’Iliade » ; Chant IV).

Le déroulement du 6 juin n’est pas mon propos. Je voudrais vous faire sentir ici deux civilisations, deux modalités d’Etre qui s’affrontent. De chaque côté il faut tuer, ou être tué et dans les deux cas, il importe de le faire, si possible, dans l’honneur. Il n’est de plus grand respect que celui qui lie deux adversaires. La beauté de la victoire n’exclue pas la « noblesse de l’échec » dont parle Ivan Morris.

Il me semble aussi que la bataille de Normandie se déroule dans le « siècle des masses », des grandes brassés d’hommes affrontés et pour chanter cette bataille, nous avons des milliers de témoignages et de documents mais nous n’avons pas la voix d’un Homère, Homère qui décrivait aussi cette mer, ce vent, cette mer qui a connu, presque au sens biblique, ces hommes tout encapuchonnés de bronze.. Cette mer que nous regardons et son éternel et lancinant ressac qui demeure, pour moi, le son de l’éternité et comme le grand coryphée de l’Histoire. Ici, comme à Salamine ou ailleurs, il y a cet immense horizon et il y a des hommes qui attendent d’autres hommes. Il faut la voix d’Homère… :

« Quand, sur le rivage sonore, les vagues de la mer déferlent l’une sur l’autre, poussées par le zéphyr ; au large d’abord elles dressent la tête, puis sur la terre se brisent à grands fracas ; autour des promontoires, elles se gonflent, se dressent très haut, et crachent l’écume marine ; de même alors, l’une après l’autre, les phalanges des Danaens marchaient sans arrêt au combat. Aux siens commandait chaque chef ; les soldats suivaient, muets (et vous n’auriez pas dit qu’il y eût là des troupes si nombreuses d’hommes ayant la parole en leur poitrine), dans un silence craintif devant leurs chefs. Sur tous brillaient les armes scintillantes…( HOMERE, op.cit).

Cette bataille, c’est l’Homme cherchant à régler la suite de l’Histoire quand les artères du temps se bouchent et toute bataille est un incident vasculaire historique. L’Histoire marche comme ça, à l’image du corps des hommes, de crise en crise, de guerre en guerre : je m’intéresse moins à la lutte des classes qu’à la lutte des corps. La guerre c’est nous. Elle fait rejouer aussi des ressorts intimes de nous. Nous appartenons à son monde et elle appartient au notre. Ce lieu est exceptionnel sans l’être car Omaha, c’est Nous.Ce lieu fut le lieu d’une grande Passion, comme celle du Christ, le lieu d’une grande crucifixion. Une Chute pour un nouveau départ. La Croix. Les hommes d’Omaha portent sur la poitrine des croix, latine, juive…les hommes avant les assauts, assiégés ou assiégeants portent, disais-je, leurs amulettes. La Passion du Christ que d’aucuns portent ainsi sur leur corps fut aussi une grande bataille : celle du Christ lui-même entre les hommes et le Père ; celles des Romains qui l’ont livré, celle des Juifs qui vont perdre l’un des leurs, celle de Marie-Madeleine qui perd un compagnon, un maître, un passeur. C’est une bataille. C’est l’éternel combat de l’Homme contre-lui-même, avec et contre les Autres. La déposition de la Croix, cet « après » de la bataille m’apparaît comme un grand « débarquement »…Nous trouvons les mêmes images dans le Talmud, dans le Coran, un même combat pour Jérusalem ou Al Qod, je songe à cela au cimetière de Colleville au milieu de toutes ces croix, des croix latines, des étoiles de David, quelques croissants pour des hommes qui engagèrent ici leurs corps dans le même temps que toutes les caravanes de leurs civilisations. En terre d’Islam, « Djihad » renvoie à tout effort sur soi-même, à ce combat pour demeurer en Allah, mais aussi à la « guerre sainte », variation de nos croisades…

Le pré de Colleville…

« Puis, les os blancs furent recueillis par les frères et les compagnons, en pleurs, et de grosses larmes coulaient sur leurs joues. Ces ossements, ils les mirent, après les avoir pris, dans un vase d’or qu’ils couvrirent de voiles pourpres, d’une étoffe souple. Aussitôt, ils le mirent dans une fosse creuse, et, par-dessus, étendirent, en les serrant, de grandes pierres… » (Homère, « L’Iliade », op.cit, chant XXIV).

Car il faut écouter Homère et regarder la mer…