ARRETS SUR IMAGES
I
J’ai retrouvé une carte postale tamponnée à Langrune Calvados le 29 juillet 1945 adressée à Monsieur Pierre Milza employé d’étages Hôtel de l’Ermitage le Touquet Pas-de-Calais ma grand-mère Suzanne enfin celle qui deviendrait ma grand-mère Suzanne et plutôt « mamie Milza » envoie ses affectueux baisers à mon grand-père italien que je n’ai pas connu mais qui de toutes manières à cette date n’était pas mon grand-père puisque je n’étais pas né et d’une certaine façon ne le deviendrais jamais ayant disparu avant ma naissance sur la carte un vieux qui ressemble à Clémenceau ne regarde pas la mer à gauche on voit une jeune fille brune en jupe noire d’une autre très jeune fille brune aussi on n’aperçoit que la jambe repliée une cuisse au dessin parfait et la nuque blanche de sa voisine au second plan une femme très grande avec capeline et robe légère avance vers l’objectif le vieux au premier plan « Clémenceau » est mon arrière-grand-père Gadoux sa fille ma grand-mère Suzanne a écrit « pépé Gadoux » au bas de la carte et dessiné une petite flèche qui désigne le vieux lequel lève légèrement son pied gauche et regarde le photographe mais on ne voit pas ses yeux à cause de sa casquette qui dessine une ombre large et très haute sur toute la partie supérieure de son visage et derrière tout cela ou à côté ou devant que sais-je ? il y a toute la Guerre et toute la Paix le bruit et la fureur de la guerre et toute l’espérance des plages retrouvées on est à un mois d’Hiroshima les Juifs vont revenir des camps ou ne reviendront pas mon père a quinze ans et il est étonnant que je n’existe pas et on ne voit presque pas la mer.
ARRETS SUR IMAGES
II
Nous ne saurons jamais comment auront vieilli ces inconnus photographiés en province – « Le Puy-en-Velay » ?- celui-ci, longiligne visage très dur béret noir, le bras replié coupant la silhouette, une très belle main et cet autre qui ressemblait à Jacques Prévert, la vieille dame en blouse dans l’encadrement de la porte vitrée – le magasin existe-t-il encore ?- leur passé dans notre présent qui est désormais notre passé (le leur, encore ?), même les rivières et les forêts vieillissent sur les photographies, à moins que pour nous consoler de la fuite du temps nous n’inventions l’usure de la nature pour ne pas voir qu’elle nous survit.
ARRETS SUR IMAGES
III
Peu importe la date mais j’aimerais me rappeler l’endroit du
monde où j’ai lu pour la première fois les « Frères Karamazov » de
Dostoïevski.
Il arrive souvent qu’on ne relise pas les livres de peur d’anéantir
l’ici et le maintenant qui donnaient à une première lecture
l’inoubliable texture d’un Premier Jour.
A la fin de la petite enfance, le plaisir du corps se maintient
toujours à la lisière de la plénitude. Intense, mais sans la violence
de la consommation, il ignore encore tout du faux épanouissement
des orgasmes.
J’ai lu le « Pavillon des cancéreux » de Soljenitsyne à Castro-Urdiales,
Espagne atlantique, vers 1974, le soir on mangeait des
« churros » en faisant le « paseo ».
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