Je reviens de Clermont-Ferrand.
A peine débarqué du train et mes bagages déposés au "Grand-Hôtel du Midi" - un deux étoiles délicieusement minable qui aura eu son heure de gloire, naguère, avant qu'un mauvais aménagement de cloisons approximatives le sépare de son ex-Grand Restaurant ( du Midi), et dont l'entresol surélevé sent toujours plus ou moins le poisson (?) - je remonte la rue "Albert et Elizabeth" pour tomber, à main droite ( comme on ne dit plus) devant une plaque commémorative fixée sur le long mur noir d'une sorte de couvent ( on aperçoit la partie haute d'une chapelle) signalant qu'en ces lieux, le 21 juin 1941, Pierre Mendès-France s'évada avec la complicité de sa femme et alors que, quelques heures plus tôt, dans le TER m'amenant de Paris à petite vitesse ( donc à grand espace) via Moret ( toujours "sur-Loing"), Nevers, Moulins, Vichy et Riom je songeais, souriant à l'idée de "passer" à mon tour l'ancienne "ligne de démarcation" ( et le bref arrêt dans la gare de Riom m'y avait bien sûr incliné) à cette scène du "Chagrin et la Pitié" de Marcel Ophuls dans laquelle PMF évoque cette rocambolesque évasion après le procès ("de Riom", donc) et, en particulier, son attente anxieuse, au sommet de ce mur devant lequel je me tiens à mon tour, de la conclusion, qu'il souhaite rapide compte tenu de sa position précaire sur ledit mur et de son impatience d'en sauter,d'une négociation amoureuse entre un garçon et une fille enlacés contre un arbre à quelques mètres de lui ( et de moi). Dans le film de 1967, où la plupart des grands témoins usent dans leurs entretiens de ce "n'est-ce-pas" rhétorique par lesquels les gens de cette époque donnaient à leurs propos une précision et une élégance naturelles, il sourit pour la première fois, avouant qu'il avait trouvé la résistance, " en particulier de la fille", par trop "intempestive"! ("N'est-ce-pas").
Sur la place de Jaude, de petits gangs de Roms assez bien organisés ont, m'amusais-je à penser, remplacé les troufions de la Wehrmacht et on a, bien sûr, rénové au format habituel - pylônes post-modernes et tramways ostentatoires.
Entre la place Delille et Jaude, via Notre-Dame-du-Port et la cathédrale, un lacis serré de ruelles très sombres bordées de vieux hôtels particuliers ( sans doute découpés en lofts gentrifiés) et de plusieurs très anciennes devantures réaffectées à d'approximatives raisons sociales. La profondeur labyrinthique de ces ruelles et la noirceur brillante de la pierre de Volvic, me font songer à un composé de Gênes et de Bergame.
Rue des Gras, on peut trouver un minuscule magasin de "surplus américains" ( les "Marines" avaient entre temps succédé à la Wehrmacht) et des coutelleries.
Ma première femme ne saura sans doute jamais que je me souviens du nom de la rue où elle a passée les premières années de son enfance après sa naissance à Chamallières, et que je suis tombé sur cette "rue d'Ennezat" juste après le mur de PMF, une petite rue très courte en face de la halle Saint-Joseph, si courte qu'un seul immeuble la borde où, de fait, sa famille n'a pu qu'habiter - bizarrement, je suis à deux doigts de m'avancer vers le digicode réglementaire pour trouver son nom de famille - avant de "monter à Paris" (comme on ne dit plus guère) où, en 1971, je ferai sa connaissance et entamerai une de mes premières vies. Il est d'ailleurs possible que je ne sois allé en grande partie à Clermont que pour mettre mes pas dans les traces de son enfance que, de fait, je n'avais pas connue, tant il est vrai que les êtres qu'on a le plus aimés sont ceux qu'on a le plus porté à l'intérieur de soi, bien longtemps avant de les prendre dans nos bras.
De deux grands lycées anciens ( Blaise Pascal et Jeanne d'Arc) - l'un, de facture classique a gardé l'austérité studieuse des collèges jésuites, l'autre décline, toute en longueur, une élégante façade néo-médiévale à la Viollet-le-Duc - déboulent des grappes de "jeunes gens" ( comme on ne peut évidemment plus dire) aux origines aléatoires - les plus approximativement autochtones se calquant sur les plus allogènes en pratiquant une "langue" indéfinissable à bases d'onomatopées transnationales ponctuées de "genre" pavloviens - recouverts de keffiehs et de jeans cisaillées aux genoux, et dont on se demande ce qu'ils peuvent bien apprendre à partir de ce dégoulinage général de leur apparence, les filles particulièrement pour qui, semble-t-il, il est devenu habituel de hurler hystériquement entre deux coups d’œil à leurs portables, agrafés à leurs oreilles par des filins.
On dirait d'un troupeau de saltimbanques bègues giclant d'un palazzo où on s’efforce, en vain, de les acclimater à des orchestrations.
( "On dirait de" n'est pas une faute de frappe mais la forme classique de cette formule dont ,il est vrai, on use plus guère).
Ils rejoignent Jaude où rien, d'ailleurs, ne les distingue des Roms qu'ils affectionnent philosophiquement, lesquels continuent à repérer du coin de l’œil les sac à mains des dernières vieilles dames très dignes qui se souviennent peut-être du Maréchal.
En bâfrant de concert des nourritures composites adaptées aux approximations "discursives" de leurs "propos" doublement salivaires d'où giclent, à intervalles réguliers, des "T'sais, le mec, genre" terriblement subversifs, ils s'agglutinent autour du monument "Desaix" au nom acoustiquement accordé à leurs manducations glandulaires, le Maréchal ( un autre), gardant imperturbablement l'empire ( de soi) au-dessus de leur horde, semblant prendre à témoin Vercingétorix ( à l'autre extrémité de la place et, qui sait, le colonel Gaspard, un peu plus loin vers Delille) de la nécessité sévère, mais hygiénique, des nettoyages militaires, et je me prend à fantasmer quelque rafle préventive d'une improbable feldgendarmerie.
Exilé sur cette terre très peu natale, je m'esbigne vers Montferrand à la recherche de Michelin et des dernières aristocraties.
C'est étrange ces usines qui tournent toujours, plus ou moins, , mais portent déjà la patine un peu morbide des désindustrialisations programmées, comme ces malades en rémission dont les visages, amaigris et parcheminés annoncent déjà, malgré un sourire de façade, l'inévitable issue.
Entre Desaix, Montferrand et le Puy de Chanturgue, je vagabonde autour des vieux mastabas blancs du dernier grand phalanstère de France.
D'un vieux Cap Canaveral blanchâtre et assoupi, les anciennes "rampes-test" des glorieux "radiaux" de la Reconstruction lancent encore vers un ciel indigo griffé d'oiseaux indifférents leurs demi-lunes craquelées de fissures affamées. Sous de grands mâts toilés d'oriflammes "Michelin" rutilants, des types entrent et sortent avec ce léger ploiement des épaules par quoi on reconnaît les colères rentrées des seigneurs déchus. D'aucuns vivent peut-être encore dans ces gros pavillons alignés fièrement sur le versant du Puy de Chanturgue - la "Cité Michelin", dont les toits de tuiles rouges à double pente et les jardinets-potagers évoquent davantage des villas d'agrément que des maisons ouvrières - surplombant le dédale silencieux des ateliers, en contrebas.
La plupart semblent toutefois occupés désormais par une population dite "métissée", dont trois jeunes types qui me dévisagent et m'adressent un "bonjour" moins cordial que d'avertissement préventif, auquel, rompu aux rites nouveaux des passages en zones d'appropriation prioritaire (ZAP), je réponds sagement, payant ainsi ma taxe d'octroi moral nécessaire au passage sur "leur" territoire et à la poursuite de ma route, dans l'assurance, toute provisoire - ils me suivent des yeux jusqu'au carrefour séparant "leur" rue d'une avenue globale difficilement conquérable - d'un traitement à l'amiable de ma transgression topographique.
Musée à parcours "ludique", "L'aventure Michelin" égrène, à partir d'un vaste hall d'accueil presque entièrement occupé par une des premières "Michelines", entièrement blanche, dont les vitres laissent entrevoir, à l'intérieur, des fauteuils d'osier de même teinte, les souvenirs-fétiches de la marque, synchronie de pneumatiques, d'affiches de l'entre-deux-guerres, de petits films muets sonorisés et les fameux panneaux-indicateurs bleus et blancs dont l'allure, ronde et maritime, a façonnée notre imaginaire de "Grandes vacances" et de "Camping de la plage". Décliné sous toutes ses formes, le bonhomme Michelin règne sur ce chantier de fouilles sans ruines comme un Baal ombrageux et débonnaire.
Retour Place Delille. Les derniers snacks (bars) ont définitivement rendu les armes au profit de différentes déclinaisons plus ou moins graisseuses de "kebaberies"néo-italo-berbères et autres mangeailleries devant lesquelles passent discrètement des retraités des pneumatiques, solitaires, grisonnants et résignés, qui font la queue au tabac pour acheter différents jeux d'un argent qu'ils extirpent méticuleusement de vieux porte-monnaie craquelés et maigrichons.
Fuir! Remonter vers la cathédrale par Notre-Dame-du-Port, romane, fière et silencieuse au milieu des ruelles désertes, rejoindre la cathédrale noire dont les deux tours effilées jaillissent de la masse compacte des maisons, quand on arrive de l'ancien faubourg de Montferrand où les vieux hôtels nobiliaires et ecclésiastiques achèvent de se disloquer, dans des ruelles ombreuses pleines de chats imperturbables et de ces "SDF" vaguement "artistes de rue", affiliés au RSA comme on l'était jadis au PCF ou à la "Boule montferrandaise", et dont les allures de conquistadors de comptoir et de faux poètes maudits fonctionnarisés, compose désormais la principale population des faubourgs oubliés de nos villes moyennes.
Le soir, dans ma piaule du "Grand Hôtel du Midi", adorablement sinistre, aux murs tendus de fausse toile de Joüy sur la vague humidité desquels on a suspendu - au-dessus d'un lit "matrimonial" ( comme on dit en Italie) recouvert d'un dessus de lit vaguement coordonné et flanqué de deux appliques en forme de fleurs de lotus dont lune demeure inexorablement borgne - deux "scènes de genre" avec cerf embourbé et "La Bourboule en 1900", je lis "Les vingt ans du jeune homme vert" de Michel Déon au milieu de vagues gémissements, des glapissements lancinants de la tuyauterie, tandis-que le client du dessus, quelque VRP stressé de solitude ou de pré-retraite, fait les cent pas jusqu'à une heure avancée de la nuit.
Sous ma fenêtre, au petit matin, la rue Charas, bordée de restaurations rapides et de vieux hôtels borgnes en cours de disparition lente, jette, de loin en loin, sur ses trottoirs humides, quelque pute occasionnelle affamée et déjà téléphonante - elle s'agrippe à son cellulaire comme à une amulette du Saint-Esprit - et des employés en sursis dont les costumes mal repassés et les cravates avachies et volontaristes traduisent, mieux que les statistiques de l'INSEE, les fonctions disparates et aléatoires.
L'appel du café - s'avérant ce brouet clair coupé de chicorée par lequel les hôtels modestes révèlent, comme le low-cost aéronautique, la face cachée des économies d'échelle - et une taraudante odeur de viennoiseries micro-ondées, me jettent dans l'escalier recouvert d'un prétentieux tapis, usé en son centre et effrangé sur les bords, pour rejoindre la "salle à manger", en fait un boyau aménagé devant le comptoir de réception ( désert la plupart du temps) bardé de publicités locales et de cartes postales internationales ( "London", "Trésors de Bali", "Souvenirs d'Istanbul").
On y sert un "buffet" de trois yaourts et de portions de marmelade industrielle, tandis-que le "café" rancit mollement sur sa plaque chauffante bordée de quignons d'un pain de la veille ( au mieux) ramolli au four. Qu'importe! Je petit-déjeune avec Déon et son "jeune homme vert" qui, ce matin, franchit lui aussi - mais pour de vrai - la ligne de démarcation séparant la zone occupée de la zone "nono" ( non-occupée) que je franchirai à nouveau, mais virtuellement, un peu plus tard dans la journée, en la seule compagnie d'une vieille dame solitaire vêtue d'une jupe bleue plissée et d'un chemisier blanc à col "Claudine", qui me salue d'un hochement de tête très lent avant de s'asseoir le plus loin possible de moi et de préparer, avec des gestes précieux, deux tartines de beurre qu'elle trempe dans un thé jaunâtre sentant la décoction de bonbons acidulés.
De l'autre côté de la rue, la gare - bâtie dans ce style moderniste des années 1950 qui n'est pas sans m'évoquer, comme son homologue havraise par exemple, la villa du "Mon oncle" de Jacques Tati - s'éveille peu à peu, devant laquelle commencent de se rassembler les habituels vagabonds à chiens, entamant une journée de mendicité méthodique et nonchalante.
Tout-à-l'heure, je monterai lentement vers les premiers contreforts du Puy-de-Dôme, dont les neiges sommitales tranchent sur les noirs profonds et les camaïeux de gris de la capitale, assoupie, de ce que l'on continue encore - mais pour combien de temps - d'appeler l'Auvergne.
J'essaierai de ramener quelques couteaux de Thiers, un bloc de Saint-Nectaire, une tranche de Fourme d'Ambert, et ces cartes postales des villes de province qui conservent - dans leur naïveté charmante - un peu de ce que furent les "provinces de France", du temps du "Tour de France de deux enfants", quand elles étaient encore des "provinces"...et la France.
La nuit venue, dans le train de retour, je comprendrai, effrayé, que je me suis trouvé dépaysé dans une ville de France! Plus effrayant encore, cette soudaine conscience que ce n'était pas les étrangers qui me "dépaysaient" - on les rencontrait un peu partout en ville - mais ce qui demeurait pour quelque temps encore des anciens lieux d'un déjà ancien peuple... Quand on rencontre le dépaysement dans son propre pays, c'est-à-dire l'exotisme de ce qui fut naguère le contraire de l'exotisme, c'est qu'un autre pays, composite, étranger, global, a remplacé le nôtre, et que ce qui composait notre paysage mental n'est plus qu'une survivance que l'on vient visiter, une dernière fois, comme jadis on partait pour les îles lointaines.
Je replonge dans Déon, franchissant avec Jean Arnaud la Ligne de Démarcation. Et puis, un peu après Vichy, je fais en sorte de m'endormir.
Pour Renaud Camus
PHOTOS OLIVIER MILZA DE CADENET
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