"L'aventure, c'est le réalisme de la féerie" (ANDRE MALRAUX)

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vendredi 31 octobre 2008

Fragments.




MORCEAUX CHOISIS DE GRANDES DAMES (II).




Françoise SAGAN (1935-2004).





Il y a quelque chose de pascalien chez Sagan, une gravité profonde parfois à peine atténuée par cette "petite musique" devenue soudain aussi entêtante que la "petite musique de Vinteuil" chère à Proust. On ne se méfie pas de Sagan parce qu'elle ne possède pas les attributs traditionnels des grands moralistes; il y a pourtant du Sophocle, du Shakespeare et du Racine chez cette petite jeune fille éternelle, papillonnante et triste qui, au détour d'un paragraphe, vous vrille l'âme avec un ciel de pluie et les variations énigmatiques de la vie et de la mort et, finalement, entre un cocktail et une martingale, enferme dans ses livres, sans avoir l'air d'y toucher, la tragédie de son temps et peut-être du Temps, pourfendant - déjà- l'irrésistible ascension du formatage marchand et spectaculaire et son corollaire: l'humanisme inhumain.Justifier

De Cadenet.







« Et puis ces haltes de béton, de soda et de monnaie où se réfugient, rescapés de leurs propres réflexes, les aventuriers de l’autoroute. Et le repos, là, le silence, là, le café noir, là, ce café qu’on pense avoir failli être le dernier tant ces camions étaient fous, à Auxerre, tant on n’y voyait plus rien soi-même, à Auxerre, sous les giboulées et sur le verglas. Tous ces héros innombrables et modestes de l’autoroute si habitués à frôler la mort qu’ils ne pensent pas à se la raconter mais qui vont, pourtant, qui roulent, les yeux cillant sous les lumières et l’imagination sous les hypothèses, « Va-t-il doubler maintenant ? Ai-je encore le temps de passer ? » Les mains glacées, le cœur parfois arrêté !. Tous ces héros prudents, pressés, silencieux que l’on rencontre toutes les nuits sur les autoroutes et dans leurs cafétérias, fatigués, tenaces, avant tout soucieux de ce qu’il y ait encore cent kilomètres entre Lyon et Valence ou entre Paris et Rouen, mais qu’il n’y ait plus, après Mantes ou Châlon, que tant de parkings et tant de pompes. Alors on se réfugie dans ces escales, on se retire du grand jeu, pour cinq minutes, et intact, sauvé, à l’ombre d’un panneau d’essence, on voit filer comme des kamikazes ses suiveurs ou ses doublés de l’heure précédente…Alors là, on respire, on fait semblant de s’installer dans ces abris temporaires – si éminemment provisoires-, ces refuges qu’il faudra quitter même si on a peur soudain de ces monstres noirs, devant et derrière soi, et de leurs lumières violentes et appliquées, perspicaces et affolantes. Alors on prend sur soi, sur ce qui vous reste de soi et de sa machine, et la machine alors gémit, ronronne et vous emmène, vous, à sa merci, elle, à la vôtre. Alors vous le savez, là, en retrouvant à votre place, sur votre coussin de plastique et de cuir, l’odeur de vos propres cigarettes, vous savez en touchant de votre main vivante, tiède, ce volant froid de bois ou de bakélite qui vous a mené jusque-là et qui prétend vous mener ailleurs, alors vous savez que vôtre voiture n’est pas seulement un instrument de transport, mais aussi un élément mythique, l’instrument possible de votre Destin, capable de vous perdre ou de vous sauver, le char d’Hippolyte et non le millième exemplaire d’une chaîne.

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, les tempo de la vitesse ne sont pas ceux de la musique. Dans une symphonie, ne n’est pas l’allegro, le vivace ou le furioso, qui correspond aux deux cents à l’heure, mais l’andante, mouvement lent, majestueux, sorte de plage où l’on parvient au-dessus d’une certaine vitesse, et où la voiture ne se débat plus, n’accélère plus et où, tout au contraire, elle se laisse aller, en même temps que le corps, à une sorte de vertige éveillé, attentif, et que l’on a coutume de nommer « grisant ». Cela se passe la nuit sur une route perdue, et parfois le jour dans des régions désertes. Cela se passe à des moments où les expressions « interdiction », « port obligatoire », « « assurances sociales », « hôpital », « mort », ne veulent plus rien dire, annulées par un mot simple, utilisé par les hommes à toutes les époques, à propos d’un bolide argenté ou d’un cheval alezan : le mot « vitesse ». Cette vitesse où quelque chose en soi dépasse quelque chose d’extérieur à soi, cet instant où les violences incontrôlées s’échappent d’un engin ou d’un animal redevenu sauvage et que l’intelligence et la sensibilité, l’adresse – la sensualité aussi- contrôlent à peine, insuffisamment pour ne pas lui laisser la possibilité d’être un plaisir mortel. Odieuse époque que la nôtre, celle où le risque, l’imprévu, l’irraisonnable sont perpétuellement rejetés, confrontés à des chiffres, des déficits ou des calculs ; époque misérable où l’on interdit aux gens de se tuer non pour la valeur incalculable de leur âme mais pour le prix d’ores et déjà calculé de leur carcasse.

En fait la voiture, sa voiture, va donner à son dompteur et son esclave la sensation paradoxale d’être en fin libre, revenu au sein maternel, à la solitude originelle, loin, très loin de tout regard étranger. Ni les piétons, ni les agents, ni les automobilistes voisins, ni la femme qui l’attend, ni toute la vie qui n’attend pas, ne peuvent le déloger de sa voiture, le seul de ses biens, après tout, qui lui permette une heure par jour de redevenir physiquement le solitaire qu’il est de naissance. Et si, en plus, les flots de la circulation s’écartent devant sa voiture comme ceux de la mer Rouge devant les Hébreux, si en plus les feux rouges s’éloignent les uns des autres, se raréfient, disparaissent, et si la route se met à osciller et à murmurer selon la pression de son pied sur l’accélérateur, si le vent devient un torrent par la portière, si chaque virage est une menace et une surprise et si chaque kilomètre est une petite victoire, alors étonnez-vous que de paisibles bureaucrates promis à des destins brillants au sein de leur entreprise, étonnez-vous si ces paisibles personnes aillent faire une belle pirouette de fer, de gravier et de sang mêlés dans un dernier élan vers la terre et un dernier refus de leur avenir. On qualifie ces sursauts d’accidentels, on évoque la distraction, l’absence, on évoque tout sauf le principal qui en est justement le contraire, qui est cette subite, insoupçonnable et irrésistible rencontre d’un corps et de son esprit, l’adhésion d’une existence à l’idée brusquement fulgurante de cette existence : « Comment, qui suis-je ? Je suis moi, je vis ; et je vis ça, et j’y vais à 90 kilomètres à l’heure dans les villes, 110 sur les nationales, 130 sur les autoroutes, à 600 à l’heure dans ma tête, à 3 à l’heure dans ma peau, selon toutes les lois de la maréchaussée, de la société et du désespoir. Quels sont ces compteurs déréglés qui m’entourent depuis l’enfance ? Quelle est cette vitesse imposée au cours de ma vie, mon unique vie ?... »


(F.SAGAN : « La vitesse », in « Avec mon meilleur souvenir », Folio (Gallimard 1984).



« L’action se passe en 1954 ou 1955. La scène représente un petit port dans un matin bleu pâle. C’est le printemps. Une voiture décapotable, une vieille Jaguar X/440, couverte de poussière, vient de se garer sur le port. Au volant, un jeune homme décoiffé (mon frère) et, à ses côtés, une jeune fille décoiffée (moi-même). Les deux héros ont les yeux rouges qui papillotent dans la lumière crue. Ils ont descendu la Nationale 7 –long sentier, plein de sinuosités et mal entretenu, qui traversait les agglomérations, traînassait dans les villages, s’arrêtait devant les cafés, et dont les usagers avaient pris l’habitude de disposer à leur gré. Ils s’arrêtaient où ils voulaient, parlaient avec les serveurs –qui n’étaient pas encore nickelés et qui marchaient sans jetons-, voire s’arrêtaient froidement dans l’herbe, sous un arbre et en dehors de toute « aire de repos ». Il arrivait même qu’en se croisant sur ces chemins défoncés et à double sens, les automobilistes se tamponnassent de front. Seul intérêt de ces chemins de hasard : l’absence de tout péage ».


Saint-Tropez » ; idem.)




« Un après-midi, à Amsterdam, nous sommes allés le voir répéter. C’était un studio vert d’eau et marron, triste et sale, avec des glaces tachetées et un parquet criard, un studio comme tous les studios du monde. Il avait des lainages défraîchis et troués autour de son collant, un pick-up grinçait et balbutiait une musique de Bach. Il s’était arrêté en nous voyant, le temps de lancer une plaisanterie et de s’éponger. Je le vis essuyer sa nuque, tamponner son torse, son visage, avec les gestes un peu bourrus et curieusement détachés comme on voit les palefreniers panser leurs chevaux. Puis il fit remettre le disque au départ et, ayant ôté ses mitaines et ses lainages, il se rendit au centre de la salle, toujours souriant. La musique partit et il cessa de sourire, prit la pose, les bras écartés, et il se regarda dans la glace. Je n’avais jamais vu quelqu’un se regarder de la sorte. Les gens se regardent dans une glace avec effroi, complaisance ou gêne, timidité généralement, mais ils ne se regardent jamais comme des étrangers. Noureev observait son corps, sa tête, les mouvements de son cou avec une objectivité, une froideur bienveillante tout à fait nouvelle pour moi. Il s’élançait, il lançait son corps, décrivait une arabesque parfaite, il se retrouvait un genou à terre, les bras tendus dans une pose superbe : il avait accompli ce mouvement avec une vitesse et une grâce féline, il y avait dans la glace le reflet même de la virilité et de la grâce confondues en un seul corps. Et tout le temps de la répétition, alors que visiblement son corps subissait l’influence de la musique, s’en imprégnait, alors qu’il allait de plus en plus vite, de plus en plus haut, qu’il semblait emporté, par des dieux inconnus de tout le monde, dans des rêveries intérieures, il eut vers lui-même ce même regard, regard de maître au valet, regard du serviteur au maître, regard indéfinissable, exigeant, et parfois au bord de la tendresse. Il recommença deux fois, trois fois le même morceau, et chaque fois c’était différent et différemment beau. Puis la musique cessa, enfin il la fit cesser d’un de ces gestes parfaitement impérieux qu’ont les gens comblés par quelque chose d’autre que la vie quotidienne, et il revint vers nous en souriant, épongea avec les mêmes gestes discrets cet instrument en nage, tremblant, essoufflé qui lui tenait lieu de corps. Je commençais à comprendre vaguement ce qu’il entendait par le verbe « fulfil ».

Après, bien sûr, il y eut Noureev gambadant sur les quais d’Amsterdam, Noureev éternellement adolescent, faisant preuve tour à tour de charme et d’exigence, parfois chaleureux comme un frère, parfois renfermé, pressé comme un étranger sur une terre hostile. Il a du charme, de la générosité, de la sensibilité, de l’imagination à revendre, et par conséquent, il a cinq cent profils différents, et sans doute cinq mille explications psychologiques possibles. Et bien sûr, je ne pense pas avoir compris grand-chose à cet animal doué de génie qu’est Rudolf Noureev. Mais si je devais chercher une définition à cet homme, ou plus exactement trouver une attitude qui le définisse à mes yeux, je ne trouverais rien de mieux que celle-ci : un homme à demi nu dans son collant, solitaire et beau, dressé sur la pointe de ses pieds, et contemplant dans un miroir terni, d’un regard méfiant et émerveillé, le reflet de son Art ».

Rudolf Noureev » ; ibidem).


Rudolf Noureev









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