"L'aventure, c'est le réalisme de la féerie" (ANDRE MALRAUX)

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lundi 13 avril 2009

CONFERENCE DE CADENET.


Conférence donnée à l'ISTH en février 2009;
(Cible: tout préparationnaire à l'I.E.P. de Toulouse sur le thème de la Guerre).





LA GUERRE COMME MOTEUR DE L'HISTOIRE ?



-C’est une question occidentale, singulièrement européenne, ancrée sur la vision récurrente d’une civilisation « gagnée » sur la guerre (Barbarie). Nous nous protégeons des diverses invasions et craignons au fonds l’interpénétration des cultures. Seule l’expérience austro-hongroise démontre le lien entre « sophia » et « polemos » autour des « frontières » comme axes d’affrontements, mais au service d’une conception multi-ethnique et multi-nationale de l’Histoire comme « déploiement » de la civilisation. Nous ne cessons de nous réclamer d’Athènes et de Rome par un étrange paradoxe : c’est par la guerre que ces deux expériences fondatrices ont enclenché les processus civilisationnels de l’héllénisation et de la romanisation : Alexandre entraîne ses compagnons d’armes jusque dans l’actuel Afghanistan où le style dit « de Gandara » (statues grecques à visages de Bouddha) témoigne de l’intrication entre guerre et Histoire. Sur les différents « limes » de son immense empire, Rome confie à ses vétérans la mise en valeur des oekoumènes où les dieux romains se marient avec les divinités locales. Marc-Aurèle, général et proconsul en Pannonie (actuelle Hongrie), rédige ses « Pensées » durant les moments de répit que lui laissent ses charges militaires…

-L’Orient considère la guerre comme une simple modalité de l’Histoire, en cela plus « clausewitzien » que nous. Il est vrai que nombre de divinités orientales (songeons à Shiva face à Vishnou, à Ormuz face à Harriman) symbolisent la « part maudite » de l’Homme, sa violence, son « chaos ». Par ailleurs l’Extrême-Orient, dans sa conception circulaire de l’Histoire, relativise la place de cette dernière. La Chine, terre natale des premiers grands stratèges, connaît ce balancement ordre-chaos qui vous fait passer des royaumes combattants à la Chine unifiée et permet de fonder une civilisation à partir de la guerre : songeons à Gengis Khan, et surtout à Kubilaï Khan, cavaliers nomades tant redoutés en Occident qui n’en sont pas moins à l’origine des civilisations russe et chinoise.

-L’Histoire m’apparaît alors tout autant comme le moteur de la guerre qu’en retour, la guerre allume les moteurs de l’Histoire en tant que déploiement des civilisations. En Occident, nous sommes passés de la guerre comme état sociétal à la guerre idéologique. La coupure du XVIII° siècle est ici déterminante.


I/ LA GUERRE COMME REFLET D’UNE CULTURE ET D’UNE CIVILISATION ( L’HISTOIRE COMME MOTEUR DE LA GUERRE).

A. Une armée d’Hommes contre des hommes armés.

Durant la première Guerre du Golfe (1991-1993), une coalition autour des EU a remporté une victoire « clausewitzienne » ( au sens de victoire dans la guerre absolue et dans la guerre « totale) que Saddam Hussein à refuser de reconnaître. Ce refus , nourri par une « ubris » saddamiste autant que par une « incrédulité » du Raïs face à l’argumentaire américano-européen, démontre l’inutilité de la guerre occidentale quand elle est confrontée à un adversaire qui refuse ses implications culturelles (Algérie, Vietnam,etc.).

Au Moyen-Orient, le conflit israélo-palestinien a évolué lentement vers un affrontement de deux « weltanschauung » radicalement différentes. « Hezbollah » et « Hamas » ont déterritorialisé la question de la « Palestine » et mènent une guerilla planétaire contre l’Occident, qu’on le veuille ou non. D’où la difficulté d’Israël qui entend remporter une victoire « civilisationnelle » face à un adversaire qui s’est placé, d’emblée, au cœur d’une eschatologie apocalyptique. Voilà posée la question ontologique de la guerre territorialisée menée par une armée de métier contre des hommes armés usant avec autant de brio des techniques de la guerre de guerilla et de celle de la guerre virtuelle (media).

L’armée occidentale apparaît comme un univers de caste (camaraderies, sens de l’honneur, mode de vie et référentiels communs…). D’où sa difficulté à affronter des mondes nomades, dans tous les sens du terme :
-Officiers français en Algérie face aux « Ghazis » (soldats des lisières et des frontières) du Djebel. Ils revivent le destin des « limitanei » bysantins face aux ghazis des califats classiques entre les VIII° et XV° siècle de notre ère.
-Désarroi des officiers allemands devant affronté les partisans russes dans la steppe au cours de la Seconde Guerre mondiale.
-Soldats français/ américains en Indochine/ Vietnam…
-C’est tout le problème d’une a rmée de métier détachée de sa « societas » depuis le XVIII° siècle. Au Moyen-Age, l’armée et, partant, l’art de la guerre participaient des solidarités du système seigneurial/féodal à travers la caste des chevaliers. L’armée contemporaine reste un monde ancien, lié à la politique et à la diplomatie, mais un monde à part, qui existe parallèlement au notre mais ne lui appartient plus vraiment (cf ici les aspects négatifs de la suppression du service militaire dans plusieurs pays occidentaux et notre « incrédulité » critique face au « peuple armé » d’Israël). Nous ne sommes plus dans le champs mental des Romains, pour qui l’armée demeure une armer de citoyens et de soldats-paysans. A Rome, la fonction militaire reste parallèle au processus de latinisation, tout particulièrement dans le monde méditerranéen. L’éthique samouraï du japon classique regroupait l’art de la guerre (bushido), la soumission à l’ordre de la nature et à celui des dieux (cf III). D’où le traumatisme culturel de la défaite de 1945. (Voir ici Mishima : son « Ethique samouraï » bien sûr mais aussi sa nouvelle « Patriotisme », et son film homonyme sorti récemment en video). L’Armée Rouge soviétique, bras armé de la révolution en tant que nouvelle conception du monde, participe de cette tradition, reprenant d’ailleurs le thème français de la « levée en masse » et de la patrie en danger » pour une armée de citoyens chargée d’exporter en Europe l’héritage des Lumières et les valeurs de 1789. Plus loin de nous, les croisades du Moyen-âge, aventure politico-économico-religieuse, ont mis en contact, militaire et bientôt civilisationnel, chefs croisés et califes lettrés, à l’image de Saladin : affrontement là encore de deux « societas ». De notre coté- je parle de l’Europe plus que des EU où la fusion armée-peuple reste forte- nous avons détaché la fonction militaire de la fonction politico-sociale. Il nous est donc difficile de comprendre le concept de Djihad (tout à la fois devoir de prosélytisme et potentiellement « guerre sainte ») tout autant que la personnification collective de l’armée israélienne en tant que Tsahal.

En résumé, une Histoire de la guerre est une Histoire des différentes traditions guerrières.


B. Qu’est-ce que la guerre ?

On peut partir de CLAUSEWITZ, un vétéran prussien des guerres napoléoniennes qui consacra sa retraite à la rédaction de « VON KRIEGE » (« De la Guerre ») entre 1832 et 1835. Il nous donne une première réponse, connue certes, mais dont il importe de déployer toute la définition ; la guerre lui apparaît comme la continuation des relations politiques (« Der Politischen Verkhers ») mélangés à d’autres moyens (« Mit Einmischung Anderer Mittel »). C’est dire que la guerre reste attachée au destin et aux stratégies des états nationaux et plus largement relève du concept d’Etat au sens hégélien du terme ( l’Etat en tant que réalisation de la rationalité historique). Où un paradigme ainsi déployé :
ETAT-ARMEE-GUERRE-ETAT.
Toutefois, la guerre a devancé l’Etat ; elle apparaît dès la plus haute antiquité comme le domaine de l’UBRIS grecque. Pour Aristote, l’Homme est un animal politique, à quoi Clausewitz répond que l’animal politique est un animal qui…fait la guerre. Il y a une croyance collective en notre nature culturelle qui, au minimum, contient notre violence naturelle : d’où l’idée de « guerre civilisée ».

La culture occidentale reconnaît :
-le porteur d’armes légal et
-le pacifiste (cf Evangile de Luc 7-6-8).
De fait, notre culture est parvenue à déprécier l’usage de la violence publique tout en en légitimant l’usage !! A condition bien sûr de n’accepter que le porteur d’armes légal et en excluant le mercenaire, le rebelle et le brigand. C’est tout le problème contemporain des guerres de guérilla et des guerres de « libération nationale » : quelles sont leurs légitimités ? C’est aussi le problème des nations qui, ayant le monopole de l’arme légale ont intérêt à transformer toute lutte armée qui leurs sont hostiles en terrorisme : Israël et les Palestiniens ; La Russie et les soulèvements dans le Caucase,etc.
Toutefois, une armée régulière peut tolérer, sans l’approuver officiellement, l’action de groupes « irréguliers » tels que Cosaques, « chasseurs », Highlander, hussards, « frontaliers »,etc. afin de préparer la guerre conventionnelle par une action de terreur systématique (SS, commandos d’élite…). Pour le général SHERMANN, qui avait incendié une partie des états du Sud pendant la Guerre de Sécession : « La guerre, c’est l’enfer ».
Mais Clausewitz ne veut pas reconnaître cette présence d’une action guerrière « sans père » du type de l’incendie de Moscou en 1812, menée par des cosaques pour qui la guerre n’a rien de politique mais demeure une culture, une façon de vivre. Ce sont des sociétés de guerriers autonomes que les tsars incorporèrent peu à peu aux « réguliers », d’Ivan le Terrible (1550) à Nicolas I° (1837) et Nicolas II qui, en 1914, demanda aux cosaques de fournir des régiments, prepétuant ainsi un système à la fois féodal, diplomatique et mercenaire.

« Beaucoup de cosaques manquaient au compte, abandonnés sur les champs de Galicie, de Bukovine, de Prusse orientale, des Carpates, de Roumanie, cadavres pourrissant sous le glas des canons… » (M. CHOLOKHOV, « Le Don paisible »).

Ce que Clausewitz n’a pas compris pour 1812 ou les Philhellènes pour la guerre d’indépendance grecque de 1839-1840, c’est que l’art occidental traditionnel de la guerre –ordre, discipline, affrontement en lignes de soldats « immobiles » - était l’expression d’une culture de la guerre occidentale qui n’avait rien à voir avec les razzias, ou les attaques de harcèlement des cosaques ou des combattants grecs usant du KLEHT (« murets »), relevant pour leur part d’une culture de survie « au jour le jour ». On retrouve cette béance expérimentale dans l’Afghanistan contemporain où les Talibans tiennent en échec les Américains après avoir vaincu les Russes à la fin des années 1980.

Clausewitz, enfant des « Lumières » et du romantisme allemand reste un occidental convaincu de la toute puissance de l’individualité. Il ne voit pas qu’il est prisonnier de ses représentations et de son passé, ceux d’un officier de métier dans un état centralisé. Par là, il ne saisit pas que la guerre représente toujours l’expression d’une culture et peut même engendrer de nouvelles formes culturelles. A rapprocher de notre incrédulité devant le terrorisme suicidaire des fondamentalistes islamistes : ils ont entamé de leur point de vue une guerre en usant d’un rapport à la mort radicalement différent du notre : dans les affaires laissées par Mohammed ATTA, chef du commando-suicide contre les Twin Towers à N.Y en septembre 2001, on a retrouvé des prières incantatoires qui se trouvent être les mêmes que celles dont usaient les HASCHICHIN , ces commandos suicides du XIII° siècle qui commettaient des assassinats de chefs croisés, voire de dignitaires musulmans !

On peut donc dire déjà que la guerre est un des moteurs de l’Histoire, considérant qu’elle est toujours et partout le produit d’une culture (au sens allemand de Kultur/ Civilisation) qui produit de l’Histoire et en particulier de la guerre.

II/ LA GUERRE COMME « POLEMOS ».

A. Naissance de l’Armée.

Dans l’Occident du XV° siècle, le roi de France Charles VII décide de regrouper les meilleurs mercenaires (auparavant livrés à eux-mêmes) en compagnies reconnues officiellement comme agents militaires de la monarchie. En découle la création de régiments (mot lié au concept de gouvernement) destinés à assurer à l’état le contrôle de la force armée. Les mercenaires passent au second plan, ce qui est une bonne chose car ils étaient devenus aussi dangereux que les grands envahisseurs –Magyars, Sarrasins, Vikings- dont les incursions avaient entraîné la militarisation de l’Europe. Par conséquent :
-l’infanterie supplante la cavalerie ( à mettre en corrélation avec la généralisation du fusil à partir du XVI° siècle) ;
-les colonels d’infanterie sont propriétaires de leurs régiments et reçoivent de l’Etat une somme forfaitaire pour les entretenir. ;
- Indirectement, c’est la fin du danger que constituait l’autonomie des seigneurs féodaux (fournisseurs de contingents au Roi contre l’usufruit de domaines ruraux) : en d’autres termes, les transformations de « l’art de la guerre » nous font passer du Moyen-Age aux Temps Modernes. Mais c’est aussi le découplage entre Etat et Armée.

Du XVI° au XVIII° siècle, les régiments passent du contrôle du roi à celui de la nation. On cantonne dans des villes de garnison et les officiers sont issus de l’aristocratie. Dans beaucoup de villes, la moitié de la population appartient au milieu militaire qui devient, progressivement, en se « démocratisant », une école de la Nation : il faut en particulier créer des écoles militaires pour former les officiers, mais aussi pour alphabétiser les soldats. L’armée devient une formidable machine d’intégration sociale.

A l’image du 34° d’infanterie que rejoint notre ami Clausewitz en 1792, les régiments incarnent désormais un modèle d’accomplissement social, citoyen si l’on veut, idée chère aux hommes des Lumières.
Mais côté prussien, cet idéal est supplanté par une attitude de caste (toute une culture militaire issue de Frédéric II dont les cadres sociaux, psychologiques, esthétiques constituent, à partir de la matrice prussienne, la base d’une « philosophie allemande de l’Histoire » qui n’est pas sans avoir eu un rôle de premier plan, au moins autant que la catégorie économique et technique, dans la formation de l’Unité allemande et dont témoigne, en particulier, l’Allemagne de Bismarck et, au-delà, celle du III° Reich. ( voir ici « L’HISTOIRE DE L’ARMEE ALLEMANDE » de JACQUES BENOIT-MECHIN (Ed. Bouquins), ce qui pose à la Prusse de grosses difficultés pour vaincre la « Nation en armes » de la révolution française qui combat elle pour débarrasser l’Europe de l’Ancien régime (toujours cette articulation entre culture de guerre et guerre des cultures !).
Une fois la Prusse défaite en 1806, Clausewitz adopte un double patriotisme et va se battre sous uniforme russe contre Napoléon, pour sauver une Prusse qui a tardé à reconstituer son armée. On songe, toutes proportions gardée, à ces jeunes français attirés par le nazisme ( en particulier en tant que croisade contre le communisme incarné quant à lui par l’Armée Rouge) qui s’enrôleront dans la Division Charlemagne et iront mourir sur le front de l’Est. (voir ici le témoignage de CHRISTIAN DE LA MAZIERE dans son « Rêveur casqué »). On songe surtout au double patriotisme des officiers japonais ultranationalistes qui, avant 1937, et notamment au cours de la tentative avortée de coup d’Etat militaire de 1936, refuseront d’obéir à la politique modérée du gouvernement pour défendre ce qu’ils estiment être les vrais intérêts de l’Empereur (référence à la posture « samouraï » bien décrite dans la nouvelle de MISHIMA, « Patriotisme »).
Clausewitz partira de cette expérience pour distinguer ce qu’il nomme « Guerre absolue » (obéissance, courage, sacrifice, honneur) par opposition à la « guerre réelle » (pillage, terreur, massacres…). Il comprend qu’il faut s’inspirer de la France –guerre nationale incarnant l’Etat et le fondant- sans pour autant adopter l’idée révolutionnaire sous-jacente.

B. Les politiques du pire : Clausewitz et Marx.

Clausewitz et Marx nous offrent deux réductionnismes parallèles : le premier justifie la « nécessité du pire » en temps de guerre, ce pire participant davantage de la guerre absolue que de la guerre réelle ; le second part du « pire » de la « lutte des classes » pour renverser le « faux monde » de la politique « réelle » et déboucher sur la « vraie » société sans classes après la victoire finale du prolétariat ( voir ici la prolongation léniniste dans l’articulation guerre révolutionnaire/Armée Rouge). Marx devait convaincre une classe politique européenne déçue par les révolutions (1830, 1848) de la pertinence de la révolution et Clausewitz entendait soutenir une philosophie révolutionnaire de la guerre auprès d’une caste militaire qui rejetait la politique.
-Le « Capital » fonde un matérialisme historique pour entraîner la clase politique vers la guerre révolutionnaire.
-« De la Guerre » part d’une théorie militaire pour fonder un idéal politique.
On notera par ailleurs qu’au XX° siècle, les fascismes ont opéré une transsubstantiation quasiment identique en donnant à la Guerre comme polemos absolu la première place dans l’édification d’un « ordre nouveau » (Voir ici les aspects à la fois stratégiques et politiques du « blitzkrieg » chez Hitler qui intitule d’ailleurs son unique livre, « Mein Kampf » -« Mon combat »-).
La révolution russe de 1917, ou pour mieux dire, puisqu’il s’agit d’Octobre, le coup d’état militaire/révolutionnaire de 1917, est l’enfant de la Première Guerre mondiale dont elle se nourrit tout en la condamnant comme « guerre impérialiste ». Elle fut une guerre clausewitzienne, à la fois « réelle » et « absolue ». Côté nazi, on mena une guerre absolue (la Wehrmacht comme bras armé de la « révolution conservatrice » hitlérienne (ERNST NOLTE) et une guerre réelle (terreur SS et nettoyage ethnique).
Le XX° siècle naissant connaît alors, plus largement, une militarisation des sociétés, sociaux-démocrates allemands et socialistes français se convertissant d’ailleurs à l’idée de guerre à l’été 1914 –conversion ou plutôt revitalisation du côté français, si l’on tient compte du fait que la SFIO reprend à son compte, à cette occasion, l’héritage de la « levée en masse » de 1792, une fois de plus contre les « empires autocratiques » personnifiés par l’Allemagne de Guillaume II- entraînant quelque 20 millions d’hommes sous les drapeaux. Par la suite, la I° Guerre mondiale perd ses aspects politico-culturels et ne trouve qu’en elle-même sa justification. Clausewitz part d’ailleurs du principe que toute guerre sert une cause politique dans un premier temps, pour ensuite ne servir que ses propres buts. Il reste que l’erreur de l’auteur de « De la Guerre » réside dans le fait qu’il ne voit la guerre qu’à partir de sa culture –l’Etat- et néglige des cultures de la guerre différentes, en particulier là où le concept d’Etat s’avère différent ou inexistant.

III/ DE L’IDEOLOGIE DE LA GUERRE A LA GUERRE IDEOLOGIQUE OU LA GUERRE COMME MOTEUR DE L’HISTOIRE.

A. Le dernier samouraï.

La guerre oppose souvent en effet deux conceptions différentes de la culture militaire en tant que métaphorisation de deux civilisations.
Disposés traditionnellement « en croissant » et comptant d’abord sur une glorieuse attaque de cavalerie, les Mamelouks (esclaves militaires) sont défaits en janvier 1516 à RAYDANIYA par une armée ottomane usant de mousquets en attaque frontale avec pilonnage d’artillerie ! On songe à l’armée française de 1940, verrouillée dans sa « stratégie Maginot » (J.B.DUROSELLE) et balayée par les divisions panzer de GUDERIAN et ce malgré les mises en garde de de Gaulle !
En 1945, de jeunes pilotes japonais se jettent avec leurs appareils sur les navires de guerre américains. Ils s’intitulent « Kamikaze » -les « vents divins », de « Kami » signifiant « Dieux ou esprits » et « Kaze » désignant les vents- terme forgé pour qualifier la victoire japonaise sur les Mongols en 1274 et 1281, victoire attribuée à l’intervention d’un tsunami…où comment le Shinto (animisme nippon attribuant des vertus divines aux éléments naturels) peut nourrir une posture militaro-historique !
Chez les Allemands, le mépris de la caste militaire pour la supériorité de l’ennemi en matière de « materialschlacht » (guerre économique d’usure) aboutit aux folies hitlériennes sur le front de l’Est et au découragement des soldats. La « totalmobilmachung » (guerre totale) d’Hitler suppose une victoire permanente du « blitzkrieg » ; or, la supériorité du harcèlement russe dans une guerre de partisans déployée sur le territoire « sacré » de « mère Russie » -à partir de 1942, Staline, maréchalissime, demande à ses compatriotes, non plus de lutter au nom du communisme contre le nazisme, mais pour la survie de la mère-patrie, une fois de plus menacée par « l’ennemi germanique » et voici les soldats du Reich assimilés aux « hordes teutoniques » ! (voir ici le rôle de propagande cette fois-ci nationale dévolu au film « Alexandre Nevski » de S.M.EISENSTEIN). De leur côté, les USA ont en grande partie gagné la guerre sur le plan économique, grâce à la formidable mobilisation du « Victory Program », application réussie –ironie du sort » de la stratégie d’armement « en profondeur » chère à Hjalmar SCHACHT (dernier Ministre de l’Economie de l’Allemagne nazie) et qu’il ne parvint pas à faire admettre à Hitler, convaincu des bienfaits de la stratégie de l’armement « en étendue » jumelée au Blitzkrieg.En revanche, la supériorité technique ne servira à rien aux Américains durant la guerre du Vietnam.

L’exemple japonais démontre de manière éclatante le couplage guerre-civilisation. Durant 250 ans à partir du XVI° siècle, l’archipel nippon s’est replié, à l’image de la Chine, sur ses valeurs traditionnelles : le monde des samouraïs. Tant il est vrai que la guerre n’est pas toujours dominée par la logique politique mais peut l’être aussi par la défense d’un univers héroïque. Les guerres homériques du monde grecque et en général les relations de la Grèce et des « barbares » perses relèvent tout autant du mythe que de la sociologie, de la politique ou de la géopolitique. Les Grecs des temps archaïques (l’Achaï), tout autant que ceux de Marathon ou de Salamine (V° siècle avant notre ère) engagent dans le Cheval de Troie ou sur l’Egée chère à Ulysse toute leur identité, face à toute l’identité de la culture impériale achéménide. Sans compter que ces batailles « totales » engagent aussi l’univers des Dieux, eux-mêmes engagés dans la bataille. Sur le chemin du retour vers Ithaque, Ulysse fait escale chez Alcinoos et demande à l’aède aveugle de conter l’épisode du Cheval :

« Dis moi pourquoi dans le secret tu soupires et tu pleures
En entendant le sort des Danaens et des Troyens.
Ce sont les dieux qui l’ont choisi : ils ont filé la ruine
De ces hommes pour qu’on les chante à l’avenir.
Aurais-tu quelque allié qui soit mort devant Troie,
Gendre ou beau-père, un guerrier noble ? Ce sont eux
qui nous sont les plus chers après le sang de notre race.
Ou était-ce peut-être un ami qui te chérissait,
noble guerrier ? Car il nous est aussi précieux qu’un frère,
le compagnon plein de sagesse et de raison »

ODYSSEE, 8, 577-586 (traduction de Philippe Jaccottet).

Dans le « régime héroïque » -un des grands « régimes d’historicité » qu’analyse FRANCOIS HARTOG dans « Régimes d’Historicité. Présentisme et expériences du temps » (Seuil), nous mesurons l’étrange distinction que nous opérons entre rituel et histoire :

« Quand meurt le roi, s’ouvre une période chaos, que nous qualifions de rituel, jusqu’à ce que l’héritier réinstaure les tabous et rétablisse l’ordre sur tous les plans. Mais, quand une armée, soudainement privée de son chef, se désagrège et s’effondre, nous parlons de bataille et de défaite, en nous contentant de faire jouer insidieusement nos propres distinctions entre ce qui est de l’ordre du réel et ce qui relève du symbolique, entre ce qui est de l’histoire (l’histoire-batailles) et ce qui ressortit au rite. Pourtant, fondamentalement, ces deux effondrements…sont de même nature et renvoient au même système de hiérarchie ». (p 41).

A contrario, THUCYDIDE, fondateur de l’Histoire/témoignage ou Histoire/ enquête, semblait vouloir se démarquer du syncrétisme Histoire/mythes de son collègue HERODOTE (auteur des « Histoires ») en déclarant, au moment de commencer la rédaction de sa fameuse « Guerre du Péloponnèse », « vouloir éliminer de son récit toute trace de muthos ( qu’il nommait, de façon péjorative, le muthôdes, le « mytheux », séduisant peut-être mais sans substance) pour faire une œuvre « utile » qui, aujourd’hui comme demain, permettrait de comprendre le temps présent et ses crises » (F.HARTOG, op.cit. p 42).

Dans l’Histoire médiévale occidentale, il est des batailles qui engagent ainsi la totalité d’une culture. Ainsi GEORGES DUBY entend retracer la bataille de BOUVINES (1214) et la mémoire qu’elle a laissée « en anthropologue, autrement dit tenter de les bien voir, toutes deux, comme enveloppées dans un ensemble culturel différent de celui qui gouverne aujourd’hui encore notre rapport au monde ». (GEORGES DUBY, « Le Dimanche de Bouvines », p 13). Et de faire des quelques heures de la bataille un révélateur des manières de faire et de penser d’une société.

La caste militaro-seigneuriale qui dirige le Japon est morcelée en clans rivaux depuis le VII° siècle. Au XII° siècle, un de ces seigneurs obtient de l’empereur le titre de « générallissime » ou SHOGUN. Les shoguns confisqueront le pouvoir central jusqu’au XIX° siècle : en 1868, l’empereur Meiji ramènera le pouvoir à la Cour au prix d’une modernisation économique et politique. Entre-temps, l’éthique traditionnelle des samouraïs aura envahi tout le champ culturel et social.
Le samouraï, c’est d’abord un « style » : vêtement, armement rituel, comportement sur le champ de bataille, culture littéraire très poussée, d’autant que le bouddhisme « zen » favorise une réflexion sur l’univers. Leur idéal chevaleresque classique les rend méfiants à l’égard des armes modernes qui ont fait leur apparition dans l’archipel au XVI° siècle et poussé le shogun ODA NOBUNAGA à interdire le combat traditionnel où deux chefs présentent leurs armes et armures avant le combat. Jusqu’en 1854 (arrivée du commodore Perry en baie de Tokyo), on abandonnera les armes à feu.
Au XVII° siècle, le grand shogun TOKUGAWA IEYASU instaure le monopole d’état de la commande d’armes et le monopole samouraï de leur utilisation. Pourquoi cette méfiance ?
-Il assimile la propagation des fusils à celle des missionnaires chrétiens (Jésuites portugais en particulier) considérés comme les précurseurs de l’invasion occidentale (conquête des Philippines par les Espagnols).
-Le fusil lui apparaît comme un vecteur d’instabilité sociale par le truchement d’aventuriers ou de chefs de bande capables de renverser le système seigneurial (fusil=révolution) comme en Occident. A cet égard, songeons à CERVANTES qui fait condamner par Don Quichotte « une diabolique invention qui permet à une main vulgaire et lâche de prendre la vie d’un brave chevalier ».
-Nul besoin des fusils selon lui pour protéger un archipel exigu et isolé dont la morphologie géographique reste le meilleur gardien de sa civilisation, à la différence de l’Europe des XVI°-XVIII° siècles où canons et fusils sont utilisés contre les Turcs et contre les princes protestants (en particulier durant la terrible Guerre de Trente ans entre 1620 et 1648) pour défendre l’Europe chrétienne.
-On utilisera donc ponctuellement la poudre dans la « Realpolitik » tout en revenant au « culte du sabre », dans une époque où il importe d’abord de contrôler les esprits en les maintenant dans l’idéal militaro- culturel du Zen et de l’éthique samouraï. En effet :
1. Le combat au sabre reste d’abord un Art apte à exprimer un « style » qui magnifie chaque aspect de la vie.
2. Il renvoie aussi à la nécessaire fusion avec la nature et les forces qui régissent l’univers, l’effort musculaire étant considéré comme naturel, à la différence de l’énergie chimique utilisée dans l’usage des armes à feu.
3. Transmis de génération en génération, le sabre relie aux ancêtres et par eux à la continuité historique.
Autant dire que dans ce Japon classique, l’art de la guerre reflète la culture tout autant qu’il la fonde.

B. Vers la guerre totale.

« Cette guerre ne ressemble pas à celles du passé. Quiconque occupe un territoire y impose son système social. Tout le monde impose son système social aussi loin que son armée peut avancer. Il ne saurait en être autrement ». (Staline à Tito en 1945).

La longue guerre de « trente ans » entre 1914 et 1945 illustre bien les deux principes opposés des relations internationales :
1. Le principe hobbesien pour qui les règles juridiques découlent d’une contrainte extérieure exercée par une puissance ;
2. Le principe durckheimien qui refuse un ordre mondial soumis à la lutte pour la domination et oppose un système fondé sur des valeurs universelles mises en œuvre par des institutions supranationales (SDN, ONU).
Mais le principe 2 minorise la « rationalité dialectique des Etats » (nationalisme, révisionnisme…) et trouve en face de lui Fascisme et Communisme en tant qu’eschatologies révolutionnaires polémologiques. Les fascismes perdront cette guerre idéologique mais le communisme perdurera et fera des petits !

S’installant dans le « temps long » cher à Fernand Braudel, MICHEL HOWARD montre comment nous sommes passés, de 1792 à 1914, d’une guerre de mercenaires à une guerre de nations puis à un affrontement des idéologies (à partir de 1914). Extrapolant de manière plus large encore, SAMUEL HUNTINGTON ne fait que tirer les leçons de ces prémisses, le « choc des idéologies » métaphorisant selon lui le plus global et diachronique « choc des civilisations ». Fascisme contre communisme, communisme contre libéralisme, fascisme contre démocratie : des modalités multiples de la lutte du « bien et du mal ». D’où la contagion des symboles (bras tendus, poings levés, chants, drapeaux…) et la liturgisation de l’idéologie à partir d’un « ethos » militaire aspirant le « demos » à partir d’une « ubris » hitlérienne ou stalinienne. La guerre n’est plus rien d’autre alors que le moteur d’une historicité dominante.

De 1939 à 1991, la terreur planétaire de la « Guerre froide » succède à la « guerre civile européenne » (ERNST NOLTE). On passe de la « guerre totale » aux « représailles massives » ou à « l’équilibre de la terreur » tandis-que le discours politique découvre des « empire du mal » ou des « axe du mal ». En périphérie, les guerres civiles et les guerres de libération nationale (Indochine/ Vietnam, Afrique, Cuba, Amérique latine…) inventent la notion de « guerre de guerilla », la charge politique du terme (« lutte légitime de X contre l’asservissement de Y ») censé atténuer sa réalité militaire et masquer le fait que la guerre reste le moteur de la conquête du pouvoir. Cette métaphorisation de la guerre permet au passage aux « guerilleros » de légitimer l’élimination physique de ceux qui s’opposent à leur Vulgate. Ici, la guerre est au centre de l’idéologie qui entend imposer sa « rationalité historique ». Au-delà de leurs contextes stratégiques, la Longue Marche de Mao ou la « Grande Guerre patriotique » de Staline justifient la prééminence de l’ethos militaire par la défense d’un demos particulier.




Peut-être le XX° siècle nous offre-t-il l’image de la guerre…sans civilisation, l’Amérique et l’Europe s’étant stabilisées dans la défense d’un libéralisme fragile et d’une démocratie de plus en plus mise à mal hors de l’imperium occidental ? Mais la « fin de l’Histoire », chère à Francis Fukuyama, n’engage que nous, les Occidentaux, si minoritaires aujourd’hui ! On a mal compris de surcroît l’historien américain : d’origine japonaise, il sait fort bien ce qu’il en coûte de se complaire dans l’auto-contemplation de notre « perfection démocratique » encastrée dans notre « village planétaire ». A l’Occident, l’Histoire semble moins « finie » que bloquée. Or, contre notre village global se lève depuis la fin des années 1970 la guerilla planétaire de l’islamisme radical, appuyé sur le rêve d’un âge d’or perdu (Bernard Lewis ; « What went wrong »). Toutefois, Hamas, Hezbollah, Al Qaïda ou quelque soit le nom qu’on donne au retour de la guerre radicale masquée en guérilla « légitime », ont « détaché » la guerre, à nouveau, de toute rationalité, ce dont témoigne les « 11
 Septembre » qui nous environnent. Déterritorialisé, eschatologique voire apocalyptique, le terrorisme islamiste ne s’inscrit plus dans un « oekoumène » historique. Nous voici soudain incrédules et somme toute impuissants, car nous ne reconnaissons pas notre paysage mental. Face à nous, d’autant plus fragiles que nous avons remplacé l’Histoire par le « mémoriel » et le « commémorationnel », voici une guerre sans fin dont l’Histoire n’est plus le moteur.


Petite bibliographie a minima.

Thucydide, « La Guerre du Péloponnèse ».
Hérodote, « Histoires ».
Tolstoï, « Guerre et Paix ».
Clausewitz, « De la guerre ».
Yukio Mishima, « Le Japon moderne et l’éthique samouraï » et « Patriotisme ».
François Hartog, « Régimes d’Historicité ».
Raymond Aron, « Guerre et paix entre les nations ».
Michel Goya, « La chair et l’acier. L’invention de la guerre moderne. (1914-1918) ».
John Keegan, « Histoire de la guerre du néolithique à nos jours.

On aura grand profit à consulter le maître-livre d’ARNOLD TOYNBEE, « History » (traduction française chez Payot), pour la question des contacts de civilisations sur les « limes » militaires et, partant, les relations entre guerre et culture. Pour les voyageurs, je recommande la visite de la grande salle des stèles votives romaines au Musée National de Budapest : on y comprend avec émotion le lien puissant entre armée et civilisation !


De Cadenet.


En tête de page, "La bataille de Lépante" (1571) de VERONESE.

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