"L'aventure, c'est le réalisme de la féerie" (ANDRE MALRAUX)

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jeudi 20 octobre 2011

KADHAFI: L'EMPIRE DE SOI.












La "Révolution égyptienne"! On évoque, de façon réglementaire, un "printemps arabe" à l'image du "printemps des peuples" de 1989, tant les Occidentaux, à l'image du chien de Pavlov, fonctionnent à partir de stimuli simples et prônent le droit à "la différence" tout en détestant la différence. En voyant défiler les mêmes images pendant deux semaines, je ne peux m'empêcher de repenser à l'Iran de 1979 et à la Roumanie de 1989. Dans les deux cas, malgré des variantes locales, des coteries oligarchiques - au Caire, des petits bourgeois qui veulent du fric et déguisent leur rapacité en combat contre la corruption- instrumentalisent les petites gens, en font des boucliers sociaux face à une armée au demeurant très attentive à son image devant la plus visible des inflations: celle des téléphones portables (bonne affaire pour les opérateurs du Machrek!). "Génération facebook" lit-on un peu partout, comme s'il s'agissait d'une brevet de pertinence!

Plus que jamais "génération spectacle" pour une révolution-spectacle. Avec cela, devant nous, l'absence de véritable culture démocratique -pas depuis Moubarak, pas depuis Nasser, depuis toujours- et quand l'armée "laissera parler le suffrage universel" ( universelle panacée, c'est bien connu), il est à parier que 80% des égyptiens -le pays réel, pas le pays "en ligne"-, pour la plupart des petits paysans pauvres et des laissés-pour-compte péri-urbains - se souvient-on des émeutes de la faim, récurrentes, dans le quartier des pyramides, non, bien sûr, le "mémoriel", c'est-à-dire l'hypermnésie sélective, a depuis longtemps remplacé l'Histoire sous nos latitudes- voteront pour les Frères Musulmans, au demeurant les plus authentiquement populaires. A moins qu'armée et oligarchie bourgeoise ne confisquent -comme en Algérie en 1992- cette victoire annoncée au nom de la...démocratie!

Sur nos écrans, des petites bourgeoises bien proprettes s'encanaillent un moment avec ces miséreux qu'elles rencontrent pour la première fois et ne reverront jamais. Il est vrai que le peuple, le vrai, c'est esthétiquement très payant. Ca fait révolution en vrai! Comédie révolutionnaire, tartufferie médiatique. Théâtre d'ombres. RAS.

Et puis enfin, elles n'étaient donc pas si terribles ces dictatures qu'un souffle de vent disperse! Elles n'étaient donc pas si lourdes ces statues de bronze qu'un peu partout on déboulonne, de "Raïs" adulés quand ils distribuent la sportule, haïs quand ils se la réservent.

Si pauvres que cela ces révoltes bardées de téléphonies? Décidément, il n'y pas qu'en France qu'on ne se lève plus que "pour Danette".

14 février 2011.



Un peu plus de six mois ont passé. Après Ben Ali et Moubarak, Kadhafi vit ses derniers jours de pouvoir, retranché à Syrte peut-être, ou cherchant à rejoindre le Niger. Qu’importe. La planète, presque unanime, célèbre une nouvelle fois la fin d’un tyran et le « triomphe de la démocratie ». Obama, lui-même élu par les réseaux sociaux, ne peut que se réjouir de cette « révolution facebook » ! Quel vertige d’ailleurs ! Un président iconisé par la représentation médiatique – je prends représentation dans son sens esthétique, bien sûr- rend hommage au medium qui l’a élu et a su abattre un dictateur iconisé, iconisé par lui-même un peu, par les media beaucoup…Les armées alliées font ici figure de puissance d’appui d’un vaste mouvement « populaire » démultiplié dit-on par la démocratie « directe » des réseaux. Bizarrement, nul ne songe à déduire de ce kaléidoscope en forme de labyrinthe, l’absence de « réelle » révolution arabe. Ce qui caractérise « l’homme terminal » cher à Paul Virilio, c’est justement cette capacité à n’agir et penser qu’en « temps réel », c’est-à-dire dans un présent perpétuel qui disqualifie toute profondeur de champ historique. Et si j’use à dessein d’une métaphore puisée dans le langage de la photographie en parlant de « profondeur de champ », c’est que je devine un lien essentiel, entre la fin de l’image « argentique » et l’émergence fulgurante de l’image numérique –une véritable révolution celle-là- et l’advenue d’un temps deshistoricisé. Cette révolution, au demeurant plus technicienne que technique, aux conséquences philosophiques, épistémologiques, culturelles et politiques radicales, me semble aussi importante que celle des débuts du XX° siècle, quand Walter Benjamin mit en relief les bouleversements inhérents à « L’œuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité technique ». Je reviendrai plus tard sur ce tournant majeur.

Il n’y a pas eu de « révolutions arabes », moins encore de « printemps », selon la terminologie réglementaire du totalitarisme commémorationnel occidental. Un fort séisme sociétal certes, mais déclenché par des soulèvements plus émotionnels que rationnels ; le contraire d’une révolution au sens de 1789 ou de 1917. Certes, « l’émotion populaire », selon la formule de l’Ancien régime, peut prendre sa part originelle, et/ou récurrente à l’intérieur de la séquence révolutionnaire initiée à partir d’une pratique politique préexistante ; mais elle n’en est que l’aliment conjoncturel stratégique, et l’on sait bien que la stratégie révolutionnaire se distingue nettement de sa « base » populaire. Ainsi de la « Grande peur » de l’été 1789, quand, dans un contexte de cherté des grains et de disette, des bandes armées à la composition opaque envahissent et pillent les châteaux, en particulier pour brûler les « terriers », chartes de propriété seigneuriales. Monarchistes et bourgeois révolutionnaires se servent alors de la « Grande peur » déclenchée par ces événements à la charge hautement dramaturgique : les premiers, pour démontrer le chaos que ne manquerait pas de provoquer la poursuite de la logique révolutionnaire, les seconds pour discréditer ceux-ci en faisant courir la rumeur selon laquelle ces bandes mal identifiées ne constitueraient que l’avant-garde d’une intervention étrangère. Au vrai, la rédaction des cahiers de doléances, dès 1788, avait déjà montré de quelle façon les jeunes bourgeois lettrés des villes avaient su se servir de la puissance symbolique des revendications paysannes contenues dans les « cahiers de paroisses », pour faire avancer leurs revendications politiques, telles qu’elles transparaissent dans les « cahiers de bailliages et de sénéchaussées », du Nord au Sud du royaume. Cette utilisation de la colère populaire et de sa forte symbolique trouvera bien sûr sa meilleure illustration lors de la « journée » du 14 juillet 1789. Les plus radicaux des révolutionnaires de 1789, Montagnards et jacobins, tenteront un peu plus tard une utilisation plus radicale des « idiots utiles » -selon la terrible formule léniniste- durant la mobilisation des « Sans-culottes » parisiens et la Grande Terreur de 1793-1794, avant la normalisation de Thermidor. Cette dernière d’ailleurs, poursuivie dans le Directoire, puis le Consulat et finalement l’Empire, ne constitue pas l’interruption de la révolution, sauf pour les historiens marxistes pour qui le mouvement révolutionnaire était populaire dès le départ et s’est trouvé confisqué par la « réaction thermidorienne ». Je préfère pour ma part, contre Albert Soboul et ses disciples, avancer avec François Furet que cette révolution, d’ailleurs fondamentale dans l’Histoire de la France contemporaine, s’est en fait stabilisée dans les cadres mêmes de ses composantes d’origine : une révolution bourgeoise issue du mouvement européen des Lumières.

La brusquerie des soulèvements arabes aurait dû nous incité à la prudence. Ses points de départ dramaturgiques aussi, nous y reviendront. Surtout, aucun mouvement politique, aucune préparation idéologique ou sociale n’a semble-t-il inspirés ces mouvements de rébellion apparemment spontanés, en dehors d’une volonté soudaine d’en finir avec des dictatures. Mais pourquoi à ce moment et pas à un autre ? Nous reviendrons aussi sur ce point. De fait, si l’on exclue a priori, totalement ou en partie, la thèse d’une orchestration islamiste de type Al Qaïda, ce qui nous frappe, c’est l’absence d’alternative ou de projet politique, en dehors d’un « casses-toi untel » assez primaire mais hautement opérationnel, si l’on en juge par la fortune planétaire de ce slogan en raison même de son génial raccourci marketing.( Au passage, notons que les « Indignés » ont connu le même succès « tendance » sous nos latitudes, du fait lui aussi d’une simplification générique en forme de soulèvement « moral », une sorte de poujadisme global travesti en impératif catégorique). Dans la représentation que les opinions publiques occidentales se sont faites des événements du Machrek, du Maghreb et du Proche-Orient, cette concomitance des deux postures n’est pas sans avoir joué son rôle dans l’hyper interprétation d’un « printemps des peuples ».

L’absence de projet politique s’explique surtout en Afrique du Nord et au Proche-Orient par l’absence, ou la sous-représentation de la classe sociale sans laquelle aucune révolution ne peut advenir, à l’âge des révolutions industrielles et/ou technologiques : la bourgeoisie entrepreneuriale. Les couches aisées qui semblent à la base des rébellions tunisienne et égyptienne apparaissent disparates et hétérogènes. Elles ne constituent pas, en tout cas, un « bloc » sociétal animé d’une vision programmatique de l’avenir. La thématique de la « démocratie » et de la « liberté », destinée autant à obtenir le soutien occidental qu’à fédérer des énergies dispersées, fonctionne comme un horizon d’espérance capable de rassembler les autres couches de la population, en particulier les petites gens. Lorsqu’on regardait les images de la place Tahrir, on ne pouvait s’empêcher de penser à nouveau à la théorie léniniste des « idiots utiles », en voyant ces jeunes gens aisés issus des classes dirigeantes égyptiennes aller « au peuple » le temps d’une prise de vue en forme de prise d’otage. Comment fédérer une population si stratifiée, en particulier en Egypte et dans une certaine mesure en Tunisie, où petits commerçants, petits artisans, petite paysannerie de « fellahs », petits employés du secteur public pléthorique, etc., composent un patchwork social aux aspirations disparates ? Ici intervient le « raïs », le « guide », le calife des temps modernes, celui qu’on a suivi hier, dont on soutenait avec orgueil les initiatives victorieuses et qui symbolise tout-à-coup la régression ou l’échec, surtout si ce dispensateur des largesses du prince succombe à la tentation de ne les réserver qu’à lui-même et à ses proches. Ne nous y trompons pas, aveuglés par les formes « modernes » de contestation –venues d’ailleurs d’Occident- qu’ont adoptées récemment les jeunes foules arabes. Ce qui provoque la colère et les brusques soulèvements de Damas à Tripoli, réside moins dans la contestation d’un modèle traditionnellement califale du pouvoir, que dans celle d’une confiscation économique excessive de ce pouvoir par une ethnie, une tribu, un clan ( les Alaouites en Syrie, les Kadhafa en Libye,etc.). Le tort de Ben Ali, d’Assad ou de Kadhafi, c’est de n’avoir pas su suivre la voie du grand calife Haroun-al-Rachid (VIII° siècle), prince lettré dispensant sa « lumière » à toute « l’umma » (la communauté), mais d’avoir succombé à la tentation clanique. Alors, la fierté communautaire d’appartenir à un grand et puissant empire, voire un certain voyeurisme émerveillé des foules, se transforme en voyeurisme de haine et de pillage et l’on se complait, avec un sentiment de revanche conjugué à un reste de contemplation fascinée, à évoluer entre les penderies de Ben Ali, les résidences en or massif de Kadhafi ou de Moubarak, les trésors d’Ali Baba de leurs coffres et de leurs casemates. Le culte du chef, qui n’est jamais totalement le fruit de la seule répression, mais participe largement d’une fierté retrouvée à travers un charisme –une sorte de syndrome nassérien dans cette région et dans cette époque du monde-, se transmue en son contraire, dans une sorte de brutal contre-transfert. Du bon usage des tyrans.

La contamination lente des « mondes périphériques » par la représentation occidentale n’est pas sans avoir joué un rôle dans l’effondrement des tyrannies contemporaines en Afrique du Nord. Les temps ont-ils d’ailleurs vraiment changé ? A voir Sarkozy et Cameron se précipiter en Libye, telles des ménagères attentives venant profiter des bonnes affaires, on se croirait revenu au temps des « luttes de libération nationales » contre les grands impérialismes prédateurs ! A cette époque, si proche et si lointaine, le rôle du résistant tiers-mondiste revenait à Kadhafi et à ses « frères d’armes ». Car l’homme de Syrte ne fut pas toujours, loin s’en faut, ce vieux géant hommasse et bougonnant, s’accrochant au pouvoir à tout prix. Le présentisme amnésique oublie ce jeune officier de l’armée royale, beau de la beauté des rebelles, la silhouette mince de l’homme du désert, le regard perçant et le sourire charmeur, un portrait qui aurait pu convenir à son « modèle », Nasser, dont la personnalité d’archange botté faisait vibrer tous les « progressistes » de l’époque. Kadhafi continuait une lignée de grands rebelles d’Orient, commencée avec Saladin, poursuivie avec Abd-el-Krim et Fayçal d’Arabie, jusqu’à Mustapha Kemal, Nasser, Yasser Arafat, Kadhafi et, d’une certaine façon, le premier Saddam Hussein. La tonalité militaire des grands leaders d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient n’effrayait pas alors, au contraire : elle garantissait l’appartenance au peuple pour qui l’armée, ici comme en Amérique latine, s’avère le lieu de tous les apprentissages pour les gosses de petits milieux ; elle autorisait aussi, dans la représentation occidentale, l’image du « peuple en armes », de la « levée en masse », bref, de la révolution conforme au modèle occidental toujours vivace : « Octobre » !

Durant les 20 années qui ont suivi sa prise de pouvoir contre la monarchie du roi Idriss en 1969, Kadhafi, politiquement et sémiologiquement, est demeuré un symbole récurrent de la « révolte arabe » et l’image même du nationalisme arabe, non seulement en Orient, mais aussi au sein des gauches radicales d’Occident. En ce temps-là, le « rêveur casqué » n’effraie pas : son uniforme, surtout s’il est approximatif, voire usurpé, renvoie à l’idée d’appropriation « révolutionnaire » de la violence armée traditionnelle. Bien plus, l’Islam, non pas celui qui effrayera plus tard dans l’acception chiite iranienne de 1979, mais L’Islam au sens de sa révolte contre le pouvoir, mais aussi contre les idéologies, les philosophies occidentales, et l’Islam vu en Occident, dans le prisme déformant ancien d’un certain romantisme orientalisant, tout empreint de réminiscences inquiétantes de Nerval et de Loti, un Islam esthétisé –crépuscule sur les minarets, prière dans le désert, nomadisme caravanier, etc.- , cet Islam mythifié donnait à ces hommes une posture de « hauts seigneurs » de la liberté en marche. Il existe comme une sorte de lignage prestigieux de ces princes du désert, dont ils sont, dès l’origine, pleinement conscients, et dont ils ont su jouer à l’aire des media tout puissants. Castro et Guevara en offrent la version latino-américaine, mais le « Che » meurt jeune, en pleine « geste » révolutionnaire, et son corps mort fait de lui, pour l’éternité, un martyr à l’allure de Christ de Mantegna. Le premier vieillit mal, ou tout simplement vieillit, épreuve iconique redoutable pour les grands révolutionnaires !

Reste que, jusqu’à la fin de la décennie 1970, Kadhafi conserve, auprès de l’intelligentsia tiers-mondiste occidentale, une image positive. Sa posture de croisé panarabe face aux « yankees », sa « révolution verte » assez proche –du moins dans la symbolique métaphysique de sa mise en scène langagière- des volontarismes agraires de la Chine maoïste et du Sud-Est asiatique en plein conflit vietnamien qui plus est, son positionnement nassérien et sa vocation affichée de tuteur de l’Afrique néo-colonisée, en font un des héros préférés des nostalgiques de la « Tricontinentale », entre le « Che » (mort 2 ans seulement avant le coup d’Etat libyen de 1969) et Arafat, propulsé dès 1964 (date de création de l’OLP) au rang d’idole des gauches antisionistes. Une chevelure rimbaldienne sous un béret de moine-soldat, un keffieh sur une tenue vert-olive, un beau « kadhafa » devant sa simple tente : il est des adhésions à de grandes mythologies que quelques objets simples, médiatiquement érigés au rang de signes mythiques –pour ne pas dire mystiques- suffisent à ériger. Si, d’aventure, Mouammar Kadhafi avait disparu à l’orée de la décennie 1980, disons entre la « victoire finale du petit peuple vietnamien » en 1975 et la « fuite à Tunis » du guide d’un « peuple palestinien » errant devant les déjà subliminales « panzerdivisionnen » de Tsahal (1982), il serait resté pour toujours, dans l’imaginaire sélectif des « progressistes » d’Occident, un des grands combattants de la cause des peuples opprimés, un énième « damné de la terre » (Frantz Fanon).

Il me semble possible d’appliquer au tyran de Tripoli, au nouveau « criminel contre l’humanité », (selon la terminologie réglementaire contemporaine déclenchée par la non moins nouvelle façon de réécrire l’histoire en requalifiant ses crimes), le raisonnement que l’historien allemand Ernst Nolte applique à l’histoire du nazisme et singulièrement aux prémices de la politique d’Hitler :

« …si Hitler était mort peu après son triomphe de Munich, ne serait-il pas entré dans l’histoire comme l’un des plus grands hommes de l’Allemagne ? La création du Reich grand-allemand répondait à une profonde et séculaire aspiration et, en elle-même…elle n’était aucunement moins légitime que la constitution des Etats nationaux de la France ou de l’Italie. N’est-on pas en droit de supposer que le fulgurant succès de la restitution nationale se fût révélé comme l’essentiel de l’œuvre de Hitler, que les autres choses, les rêves d’une « politique de l’espace », le totalitarisme, la politique antijuive, eussent été attribuées à des velléités passagères ou considérées comme des expédients temporaires et que ses successeurs plus modérés eussent habilement mis fin à tout cela ? » (E. Nolte ; Le fascisme dans son époque »).

Cette image du révolté anti-impérialiste, Kadhafi en joue jusqu’à Lockerbie, au début des années 1980. Les USA l’associant de fait au terrorisme international, le raïs est isolé. Quand il sort de cet isolement, à la fin du siècle, il est devenu un tyran fréquentable, un tyran utile, comme Saddam Hussein au moment du conflit irano-irakien (1980-1988). Les deux hommes semblent pouvoir, d’un bout à l’autre du monde arabo-musulman, nous protéger de l’Islamisme terroriste. Ils semblent conserver alors, certes atténuée, très altérée par les dérives autoritaires, l’image de « libérateurs ». Au Proche-Orient, mais aussi dans le Machrek, le Maghreb, et jusqu’aux lointaines « banlieues de l’Islam », Saddam Hussein et Kadhafi sont célébrés comme des héros. On sait comment les peuples d’Afrique du Nord et du Proche-Orient, depuis peu, se débarrassent de ces hommes et de cette image. Je ne crois pas toutefois à une victoire de la « démocratie », si soudainement. Je ne crois pas à une révolution pour les motifs déjà évoqués, et je ne crois pas plus à une soulèvement de « l’Etre ». Je pencherai plutôt vers un sursaut violent de « l’Avoir », une volonté de consommer plus qu’un « désir d’avenir », le tentation de confisquer les biens des tyrans, de se les approprier, non par le truchement d’une philosophie de « l’appropriation collective », mais par celui , moins glorieux, d’une brutale pulsion de possession. N’est-ce pas d’ailleurs une telle pulsion que nous transférons en dehors de nos frontières, bien plus qu’une démocratie à bout de souffle ? Que firent les Parisiens en 1789-1793, sinon rêver d’investir Versailles, puis y pénétrer enfin et se vautrer dans les ors des rois ? Que visitent les parisiens lors des journées du patrimoine : les palais des princes dont ils méprisent à d’autres moments le luxe. A Tripoli, Tunis ou au Caire, les régicides rêvent de devenir les rois. Si j’analyse les « révolutions arabes », non pas à partir d’une grille de lecture occidentale, mais en privilégiant leur « langage formel , la puissance de (leur) symbolique – par-delà le bien et le mal, la grandeur et la bassesse, l’utilitarisme ou l’idéalisme » (O. SPENGLER), je découvre la lutte éternelle pour « l’avoir plus » et ce « panem et circenses qui reparaît sous le manteau de la lutte des classes ». (Idem).

A partir de là, pourquoi accorder plus de « réalité » à la posture du révolté qu’à celle du tyran, compte tenu du fait qu’elles ne sont que les deux faces inséparables d’une même médaille ? Surtout dans le cas libyen, quand ce révolté s’avère un stratège iconique plus talentueux que son maître ! Voyez ce court moment à tous égards éclairant, quand Kadhafi, du haut de la forteresse, sur la place Verte, perd tout contrôle, harangue ses fidèles, menace ses adversaires et, plus étonnant encore, presque fascinant, son regard incrédule face à l’abîme qui peut l’engloutir, quand, à bout d’arguments, il rappelle son passé, les luttes anciennes, ce qu’il pensait être pour toujours l’onction sainte reçue de ses pairs pour ses victoires contre les impérialismes ; alors, la voix se casse, les gestes grandiloquents ne fonctionnent plus qu’à vide, nous laissant face-à-face avec une colère de vieil enfant perdant soudain, en direct, l’empire de Soi. Je vois un tyran fourbu, recroquevillé dans les plis de sa melaya, un homme-palimpseste fait d’uniformes tour à tour d’un simple, mais aussi grand « capitaine », puis d’un maréchal d’opérette comme le furent avant lui les maréchaux soviétiques et plus encore africains, succombant au mimétisme de ceux qu’ils méprisent ; je vois un chef de guérilla travesti en seigneur du désert, mais s’agit-il d’un travestissement ou d’une autre « possibilité » de lui-même, issu d’une autre rêverie ? Les rois hellénistiques et, bien avant eux les grands princes grecs ou troyens aux temps homériques, furent-ils moins terribles dans leurs colères, leur ubris, leur folie sanguinaire? Kadhafi est-il si éloigné de Priam, de Ménélas, d’Agamemnon que nous voudrions le supposer ou, au contraire, n’est-ce-pas ces époques que nous ne comprenons plus, moins pour la distance du temps que pour ces valeurs humaines qui nous sont devenues étrangères- gloire, honneur, patrie, terre natale, esprit chevaleresque, parole donnée - tant nous enrobe comme un beau couffin rassurant et, pensons-nous, universel, cet humanisme droit-de-l’hommiste, nouvel avatar du pacifisme métaphysique qui, dans les années de l’entre-deux-guerres, empêcha nos aïeux de « voir » véritablement Hitler ? Plus que Moubarak, pharaon moderne, plus que Ben-Ali, calife ordinaire, ou que Bachar El-Assad, dictateur banal, Kadhafi fonctionne pour nous comme le miroir de nos phantasmes, de tous nos phantasmes : les tiers-mondistes, reconvertis en altermondialistes, l’abandonnent d’autant plus vite qu’il a incarné leur tentation latente de la violence révolutionnaire ; les autres, je le disais, participent largement de la présentation du leader libyen en Ubu monstrueux. Elu « dictateur de l’année », la biographie de Kadhafi, et avec elle, l’histoire complexe de ce qui fut, aussi, l’aventure libyenne, disparaissent sous un déluge d’imageries assez largement « people » : ses billets de banque, ses palais, ses bunkers ,etc.

C’est qu’en Libye comme ailleurs, la représentation s’est définitivement substituée à la réalité. Elle ne remplace pas l’Histoire ; elle est devenue l’Histoire. L’Histoire, c’est l’Histoire de l’Histoire, c’est-à-dire l’histoire de sa représentation. L’information donc, mais celle-ci n’informe que sur elle-même, ne produisant le plus souvent que des images frappantes, mais, informes, c’est-à-dire privées de toute morphologie, de toute archéologie. Les « acteurs » ne s’y sont pas trompés, en particulier au XX° siècle et au début du siècle suivant, au moment où la « Société du spectacle » s’est élargie planétairement. Prendre le pouvoir, c’est d’abord maîtriser celui des représentations spectaculaires. Le « front » au sens médiatique l’emporte sur les « fronts » militaires. D'ailleurs, quand une armée étrangère quitte un théâtre d'opérations, les soldats partent, mais les caméras restent; à défaut de ne plus pouvoir filmer les opérations, on se replie sur le "théâtre". Nonobstant leur courage pour traquer le scoop, les journalistes télévisuels sont un peu les collabos de la guerre médiatique. En Libye, où les « insurgés », aussi courageux fussent-ils, n’avaient aucune chance de l’emporter sans un appui extérieur, sans compter la division des libyens eux-mêmes face à Kadhafi, la guerre des images l’a emporté…avec l’appui logistique de la réalité militaire occidentale . Etrange et fascinante inversion des « termes de l’échange » géopolitiques ! Indépendamment des rapports de forces, tant militaires que politiques, difficiles à évaluer, la balance de la popularité s’est inclinée dans le sens des « insurgés », parce qu’ils sont l’image nécessairement positive de « l’homme révolté ». Toute insurrection puise sa légitimité, moins dans le fonds de sa cause que dans sa forme. Comment ne pas désigner comme « victimes », donc comme dépositaires du Droit absolu sur le non-droit absolu ( Les kadhafistes), ces jeunes combattants « montant au front » sans préparation, mais très attentif bien sûr au savant débraillé de leur tenue vestimentaire, où le keffieh fonctionne comme rappel subliminal d’un autre combat à la charge esthétique très forte (voir II° Partie) ? Comment ne pas prendre parti d’entrée de jeu pour ces Abels, ces Davids magnifiques, face aux Caïns, aux Goliaths de Kadhafi ? L’Anabase des « insurgés » suppose aussi la mobilisation de la compassion humanitaire, dont ils connaissent parfaitement les ressorts : culpabilité postcoloniale, conversion (apparente) au « droit à la différence », sensibilité collective aux « droits de l’homme » érigés en métaphysique. D’où, d’abord côté « insurgés », puis, avec un temps de retard côté « loyalistes », l’escalade dans l’utilisation des scènes de bombardements « aveugles », et surtout d’hôpitaux improvisés. Avant l’été, ces images passaient en boucle sur nos chaînes ; en les observant méthodiquement, on remarquait qu’il s’agissait toujours de la même séquence, composée des mêmes personnages. Le montage télévisuel par succession rapide des mêmes scènes fonctionnant comme les « raccords » cinématographiques : en regardant la même séquence sous des angles différents, à des moments différents, on avait l’impression d’une dilatation horizontale de la masse des victimes. Cette technique de dramatisation par dilatation, on sait de quelle façon perverse elle fut utilisée en Roumanie, lors de la « révolution » de 1989-1990 : fabriqué de toute pièce, le charnier de Timisoara - des corps exhumés filmés plusieurs fois en plan large panoramique et ces différents plans-séquences raccordés au montage- et la théâtralisation mélodramatique de la « prise de la tv roumaine » par des « insurgés » apparaissant à l’écran le visage ensanglanté( !), firent d’autant plus basculer l’opinion publique internationale que ces « martyrs », ici aussi, se levaient contre le prototype d’époque du tyran absolu (Ceausescu), et qui plus est à l’intérieur d’une superproduction hollywoodienne bourrée de figurants et d’effets spéciaux épatants : la chute du « Mur » !

Dans cette utilisation systématique d’une arme médiatique érigée en véritable stratégie iconisante, « bourreaux » et « victimes », contrairement aux origines contemporaines des systèmes de propagande (fascismes et communisme en particulier) où le monopole de l’arme psychologique appartenait tout entier au pouvoir, se retrouvent étrangement à égalité, quand la balance ne penche pas nettement du côté des « rebelles ». La chute de Ceausescu, comme celle de Kadhafi, inverse les termes de l’échange médiatique dans la mesure où l’image produite par les « victimes » bénéficie de deux avantages liés dialectiquement : la force d’impact esthétique, dramaturgique, des images insurrectionnelles et le déficit d’efficacité qu’elles infligent mécaniquement à la propagande officielle, surtout si cette dernière accuse un reflux productif induit par l’absence de media extérieurs aux côtés des « loyalistes ». En Libye, le pouvoir tenta malhabilement de produire lui aussi ses images hospitalières, mais leur provenance même les disqualifiaient. Ou, pour mieux dire, les morts du côté loyaliste ne pouvaient être que de faux morts ; les morts rebelles se voyaient au contraire crédités d’une sur-vérité inhérente à leur statut même. A Bucarest hier, comme à Tripoli aujourd’hui, le traitement des corps varie selon le contexte éthique de leur chute. Reste que c’est le corps même de l’Histoire, sa matière, sa substance, sa densité, sa complexité ou ses chaotiques ambivalences qui enregistre l’effondrement le plus radical. Nous reviendrons sur cette « fin de l’Histoire » en forme de décorporalisation médiatique.

Les Américains auraient aimé éviter la publication des images volées de l’exécution de Saddam Hussein. Ils ont pris soin de faire disparaître le corps de Ben Laden. Nul doute qu’on masquera les derniers instants de Kadhafi. Pour ne pas provoquer de revanche ? Pour ne pas faire de publicité aux tyrans ? Oui, peut-être. Mais aussi, me semble-t-il, pour éviter l’effet violent de retour du réel, de réalité même de la mort, pour effacer, par l’effacement de l’image du cadavre, la réalité de ce corps, donc par là même l’histoire de ce corps et, par extension ,l’histoire, plus polyphonique et plus contradictoire de son contexte civilisationnel. Il me semble que, ce faisant, les démocraties agissent un peu comme d’anciennes dictatures totalitaires, pour qui la négation de toute trace d’extermination était censée faire disparaître, non seulement les individus ou les communautés promis au sacrifice, mais l’idée même de leur existence. La manipulation des images, c’est notre négationnisme permanent. Or, il ne saurait être question ici de la plus ou moins grande « légitimité » d’une « disparition » annoncée, au nom du statut de son programmateur, comme il ne saurait y avoir un négationnisme légitime et un négationnisme illégitime, en fonction d’une différence d’horizon du Mal absolu. La négation des chambres à gaz est un délit. Pas celle des crimes du communisme ( la dénonciation des « crimes de Staline », astuce soviétique habile dans laquelle se sont engouffrés les nostalgiques du « grand frère » et les thuriféraires des « bonnes intentions de départ », servant à éviter la condamnation des crimes ontologiques de l’expérience communiste). De Lénine à Staline, et sans doute au-delà, les communistes soviétiques usèrent de la même stratégie « néantifiante » que les nazis : faire disparaître les corps, les noms, les traces. Les historiens durent retrouver les corps, les noms, les traces. Leurs champs de fouilles s’appellent Auschwitz ou la Kolyma, mais on ne peut y filmer que l’absence et, de cette absence, produire un « hors champ » qui restitue la matière historique. Dans « Shoah », Claude Lanzmann a su ériger ce hors champ en véritable maïeutique de la réminiscence : ici, ce qui est réel, c’est ce que l’on ne voit pas. A contrario, l’iconisme télévisuel contemporain braque l’objectif sur ce qu’il croit, ou veut croire, être la réalité, mais qui, en fait, ne s’avère qu’une théâtralisation préméditée de cette réalité. Pas de hors champs, pas de « profondeur de champs » et, bien sûr, pas de « flash-back ».

Le « traitement » télévisuel de la longue débâcle kadhafienne rappelle ici la « couverture médiatique » des conflits entre Israël et Gaza. Comme au cinéma (de fiction !), le « méchant » est d’avance désigné comme tel à partir d’attributs extérieurs : le chapeau mou et l’imperméable mastic, c’est « Tsahal » et sa puissance de feu « aveugle », la « pieuvre » du Mossad,etc. Le « bon » ne peut opposer que sa faiblesse, presque sa « pureté », lesquelles lui confèrent automatiquement la légitimité. Lobotomisés par une inflation cinématographique planétaire, nous n’avons pas conscience de transférer sur ces épisodes géopolitiques une grille de lecture fictionnelle. En revanche, les « victimes » - dans le cas présent le Hamas- maîtrisent parfaitement les techniques iconiques produisant une adhésion émotionnelle : à peine quelques roquettes sont-elles envoyées sur Israël à partir de zones urbaines surpeuplées ( la bonne vieille tactique du bouclier humain), voici les caméras d’Al Jazira en place et les longs plan-séquences sur des corps ensanglantés. Le tour est joué. Il ne s’agit pas ici de chercher l’adhésion des antisionistes – elle est acquise- mais bien celle des opinions publiques affalées, un peu partout, devant le spectacle « informationnel » de leurs « JT » respectifs. A cet égard, « faibles » et « puissants », dictateurs et « peuples opprimés » usent de la même technique de propagande, dilatant, ici une immolation par le feu dont la complexe « historicité » intime sera occultée derrière le seul pathos de l’image ; là, une enfant adoptive du raïs touchée par des éclats de missiles et dont les photos – avant et après le bombardement- tournent en boucle sur les écrans ; ici, la filmographie esthétisée de ces colons juifs agrippés à leurs « terres promises », là ces « Palestiniens » minces, aux visages émaciés, photogéniques, devenus, par un étrange retournement des images, ces « errants » éternels que ne sont plus les Juifs, et là encore, ces jeunesses révoltées, sublimes, forcément sublimes…Hier, c’était Zoïa Kosmodemianskaïa, martyr de la guerre de partisans en URSS, pendue par les SS et les officiers de la division Vlassov et dont la mort fut immédiatement exploitée par la propagande à travers un film produit par la Soyouzdetfilm en 1944, avec une partition composée par Chostakovitch ; Zoïa devenait toute la Russie et « son sang gelé, plus sombre que l’acier, fortifia les sabres brandis par les Cosaques galopant sur les lourdes et grises plaques photographiques du mythe » écrit William T. Vollmann dans « Central Europe ». Côté nazi, le Horst-Wessel-Lied célébrait le jeune S.A Horst Wessel, assassiné en 1930 par un membre de l’organisation communiste allemande le « Rote Frontkämpferbund, et devenait l’hymne officieux du national-socialisme. Comme Wilhelm Gustloff, activiste antisémite virulent du parti nazi assassiné par un jeune Juif en février 1936, Horst Wessel était devenu « toute l’Allemagne ».

Wilhelm Gustloff, héros emblématique du national-socialisme, icône du « Mouvement », donna son nom à un navire de croisière prestigieux lancé à Hambourg en mai 1937, en présence d’Hitler. La bateau relevait de la « Kraft durch Freude » (La force par la joie), organisation de loisirs créée par le dirigeant national-socialiste Robert Ley, dans le but d’affermir le ralliement de la classe ouvrière au régime. En janvier 1945, le Wilhelm Gustloff, reconverti en navire-hôpital, participe à l’évacuation des civils allemands fuyant l’avancée soviétique. Entre 8000 et 10 000 personnes sont à bord, dont 4000 enfants et adolescents. Il sera coulé par un sous-marin russe dont les torpilles portaient les noms de « Pour la mère-patrie », « Pour le peuple soviétique », « Pour Leningrad » et « Pour Staline ». On ne dénombrera que quelques centaines de survivants. Occultée jusqu’à la fin du XX° siècle, du fait de la culpabilité allemande et de l’impossibilité presque sacrale d’évoquer les souffrances du peuple allemand, l’épopée du « Wilhelm Gustloff » ressurgit en 2002, quand l’écrivain allemand Günther Grass en fait la toile de fonds de son roman « En crabe » (Im Krebsgang). L’occasion, pour l’auteur de la « Trilogie de Dantzig », d’évoquer, cinq ans après « Toute une histoire », la question de la réversibilité des expériences totalitaires, traitées sans solution de continuité. Grass confronte les représentations historiques et celles d’individus anonymes – la plupart du temps des petites gens- pris dans la tourmente des totalitarismes. Né la nuit même du naufrage du « Wilhelm Gustloff », le narrateur se trouve pris en tenaille entre un fils nostalgique du nazisme et sa propre mère, rescapée de la catastrophe, mais tout aussi reconnaissante envers la « Kraft durch Freude » - pour lui avoir donnée, comme à des centaines de milliers d’Allemands modestes, l’occasion de partir en croisière- qu’envers la RDA, à qui elle est redevable du premier appartement de sa vie :

« Ma maman elle en r’venait pas, passqu’à la salle à manger tous les congés y se mélangeaient aux tables, des simples ouvriers comme mon papa, mais même aussi des fonctionnaires ou des huiles du Parti. Ça devait être quèqu’chose comme nous en RDA, simplement encore mieux… ».

« La forme cinématographique est de part en part historique, et le cinéaste, doté de son outil, l’histoire-caméra, un historien privilégié », écrit Antoine de Baecque dans son « Histoire-caméra » (Gallimard, 2008). De fait, depuis près d’un siècle, le cinéma témoigne de l’Histoire, qu’il soit film de propagande, fiction d’auteur ou documentaire. Reste à savoir de quoi témoigne le cinéma, à l’heure où triomphent séries et « docu-fictions » et où les protagonistes de l’histoire réelle s’inspirent de ces mêmes fictions pour imposer une représentation d’eux-mêmes et de leurs actions. La mort du « Che », en 1967, marque toutefois une césure notable : à partir de l’Anabase bolivienne jusqu’à la « descente de croix » de Villegrande, la mise en scène de l’histoire (le « devenu »), remplace progressivement le « devenir » de cette histoire. Près de 50 ans après les faits, le metteur en scène Steven Soderbergh présentera sur les écrans un « Che » christique, faits de clichés successifs en forme de chemin de croix, une représentation de pur « devenu », de la jeunesse argentine à la mort bolivienne, en passant par les « Res Gestae » de la sierra Maestra, sans passer bien sûr par la case cubaine, la présidence du tribunal révolutionnaire de La Havane et ses exécutions sommaires, la création des camps de « travail et de rééducation »,etc. La guerre des signes est désormais planétaire : produit de l’histoire, elle semble aujourd’hui sa condition absolue. Et le « devenu » absolu des images instantanées du monde, dans le « temps réel » d’un présentisme atemporel, semble s’être substitué pour longtemps au « temps long » de l’Histoire. Naguère, le monde se réduisait à une scène de crime. Il s’est réduit aujourd’hui à une représentation de scène de crime. Une telle révolution iconique impose à l’historien, confronté aux palimpsestes des représentations, aux « docu-menteurs » (Agnès Varda), un impératif catégorique sémiologique. Et une conversion en flic de la criminelle et en médecin légiste.

Francis Fukuyama voyait dans le triomphe final de la démocratie et du libéralisme, horizon à ses yeux indépassable, la « fin de l’Histoire ». Je la vois pour ma part dans cette agonie du réel consécutive à l’iconisation de masse. Seule peut-être une puissante catastrophe naturelle planétaire, et/ou la destruction écologique de notre planète, pourront inverser ce mouvement irrépressible vers le déclin de la réalité, au-delà des mises en scène de l’écologie politique, si éloignée de la nature elle-même, comme les imageries médiatiques du Temps nous éloignent de l’écoumène Revenons à l’espace et que l’historien, moins inféodé aux sources –elles ne sont pas moins mises en scène, donc potentiellement mensongères, que les représentations, et ne sont-elles pas d’ailleurs, grimées en « archives objectives », de très subtiles leurres ?- se fasse à nouveau voyageur, « chasseur subtile » (E Jünger) des mille replis de l’Etre, marcheur, errant…Vivre est une errance, un passage, pour chacun comme pour des peuples. Archéologue de l’approximatif, l’historien se doit de revenir au véritable « théâtre des opérations » : l’écoumène. Malgré notre « village planétaire », il possède une réalité plus vaste que le simple rassemblement des terres habitées et englobe aussi la relation de l’homme à l’espace habité, sorte d « englobant » à la Jaspers. Surtout, on ne peut le détacher d’une réflexion ontologique. En effet si, comme l’a montré Bergson, l’être humain se crée avec sa temporalité, il se fonde aussi sur sa spatialité et une vision personnelle de l’espace qu’il s’approprie. Par-là, l’écoumène se détache de la simple géographie pour entrer de plain-pied dans la philosophie de l’être, comme s’est attaché à le montrer Augustin Berque. Si notre temps est celui des images, si notre civilisation est celle des images, alors il nous faut nous détacher davantage des images et revenir aux lieux, nous guérir, en quelque sorte, du temps par l’espace.

« Chaque culture se trouve dans un rapport profondément symbolique et quasi mystique avec la matière étendue, avec l’espace où elle veut, par lequel elle veut se réaliser. Quand le but est atteint et l’idée achevée, que la quantité totale des possibilités intérieures s’est réalisée au dehors, la culture se fige brusquement, elle meurt, son sang coule, ses forces se brisent – elle devient civilisation. ». (Oswald SPENGLER ; « Le déclin de l’Occident »).



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