LES CHAPELLES IMPARFAITES
III
Les bastingages.
Mon père allait souvent aux « Cent mille chemises »
on m’emmenait
aux « cent mille chemises » on vous met très à l’aise
on allait aussi chez « Blaise »
mais rien m’allait.
Enfant j’ai vu le monde entier.
C’est marrant j’ai eu quinze ans pas très longtemps après la guerre
rue du Temple 5° étage face wc à l’étage for ever
Mamie gardait religieusement
des souvenirs de l’autre guerre des souvenirs épatants.
Enfant j’ai vu le monde entier.
Voici les deux frangins très flous taisant leur agonie derrière les cadres noirs
Il y avait je crois du buis fané sous les médailles
c’est moi que je voyais poitrine ouverte à la bataille
très beau et l’assaut la douleur l’espoir
chez les petites gens
on est très sérieux
quand on a quatorze ans.
Enfant j’ai vu le monde entier.
Voici l’urne de fer d’où je sortais en rêvassant de formidables monnayages
et la loupe à ouvrir aux très vieux la porte étroite de l’Histoire
le plain-chant des cartes postales, baisers de la Bourboule, amitiés d’Issoire
le soir je m’endormais les yeux lestés de très petits appareillages.
Enfant j’ai vu le monde entier.
Paris en ce temps là aérien lent gracile était très campagnard
que nous quittions en juillet Mamie Mémé et moi
on allait au Tréport je suppose par la gare Saint-Lazare
le métro ressemblait terriblement à ces tortillards de
province, des vieilles marrantes avec leurs cabas
à chaque station un poinçonneur des Lilas
à l’arrêt du bus rue Sedaine on prenait des tickets d’attente en papier, des tickets longs et blancs
ma grand-mère s’arrêtait toujours chez « Canone » même quand on rentrait tard.
Enfant j’ai vu le monde entier.
Voici la presque cendre des souvenirs, des souvenirs sans chichis
le dimanche soir on rentrait à Bagneux ligne porte de Clignancourt porte d’Orléans
moi je rêvais de prendre porte de Montreuil mairie d’Issy
puis le bus 128 moins deux c’est le 126 Vanves-lycée Michelet
au fil du temps le logement social aura grignoté les chemins creux les maraîchages
il y a les emballages des gâteaux qui changent et la ligne des autos les appareils hors d’usage
un jour tu te surprends à ne plus t’inquiéter pour tes billes la carabine à flèches les osselets
dans le soir outremer noir rouge j’escaladais en ricanant l’échelle de mes peurs.
On a du mal plus tard à imaginer ce que pouvait être un dimanche soir en banlieue
Il y avait à coup sûr le film « au poste » des odeurs de cuisine le bruit des couverts
l’idée du matin à venir chocolat café noir partir la pluie mon vélo les yeux ouverts
je sortais dans la nuit déjà noué inquiet seul l’éloignement tchao salut adieu
le jour se levait entre Chatillon et Malakoff et moi petit branleur
petite chose humaine et grand capitaine je souriais aux anges interdits
oh Mamie ! Mamie tes matins étaient-ils plus que les miens laborieux et précis ?
Toi tu lisais « Découverte du monde » tu partais immobile avec les Mahuzier à Bora Bora
et Paul-Emile Victor Haroun Tazieff Francis Mazière le samedi au Kinopanorama
a Turbigo tu changeais direction l’Ile de Pâques retour par les mers australes
Papeete les Galapagos l’archipel des Vanuatu
dimanche on se tire Mamie ni vu ni connu
je laisserai derrière moi les fillettes très pâles
et tu ne seras plus ouvrière
craché juré on leur dira qu’on s’est paumé
entre Marly et le Cap Vert
tu sais c’est sûr demain Mamie
je serai Lawrence d’Arabie.
Enfant j’ai vu le monde entier.
Mon père allait toujours aux « Cent mille chemises »
ça m’emmerdait
aux « Cent mille chemises » j’étais jamais à l’aise
alors on allait chez « Blaise »
mais rien n’allait.
Un jour de mille neuf cent soixante deux on est parti avec monsieur Deguelle
au Havre après on a pris un bateau pour Dieppe
ça tanguait on parlerait bien sûr de tempête
très fiers on regardait s’éloigner les plages
on était heureux on avait peur on était pâles
on avait nos goûters dans des sacs de toile
enfant j’ai vu le monde entier
depuis je n’ai jamais quitté
la rouille bleue des bastingages.
3 commentaires:
"puis le bus 128 moins deux c’est le 126 Vanves-lycée Michelet"
Il faut croire que vos paroles ont des effets prémonitoires, qu'ils domptent le destin et lui fixent des voies étroites. Ce jour là, je passais le concours Science Po, après avoir assidument suivi vos cours. Je n'ai pas réussi, je ne pouvais réussir. Vous, ou un autre de vos compères divins, en aviez décidé autrement. Je devais aller à Michelet.
J'y suis. Merci. J'y ai rencontré des personnes hors du commun, qui ont su en quelques semaines inscrire une empreinte inaltérable dans le marbre de mon cœur. De vrais amis. Un vrai amour. Un véritable travail. Merci.
pourquoi vouloir être reconnu? n'est-ce pas suffisant d'exister?
Très bel écrit qui me semble t'il évoque par sa forme et son genre "la prose du transsibérien et la petite jeanne de france" de CENDRARS....
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