"L'aventure, c'est le réalisme de la féerie" (ANDRE MALRAUX)

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jeudi 2 octobre 2008

Fragments.

MORCEAUX CHOISIS DE GRANDES DAMES (I)






VIRGINIA WOOLF (1882-1941).




« Malheureusement ce que je vois (ce globe plein de silhouettes), vous ne le voyez pas. Vous voyez un homme assis à table en face de vous, plutôt épais, assez âgé, aux tempes grises. Vous me voyez prendre ma serviette, la déplier. Me verser un verre de vin. Et vous voyez la porte s’ouvrir derrière moi, les gens passer. Mais pour vous faire comprendre, et vous donner ma vie, il faut que je vous raconte – il y a tellement d’histoires – celles de l’enfance, de l’école, l’amour, le mariage, la mort et tant d’autres ; mais aucune n’est vraie. Pourtant nous nous racontons des histoires comme des enfants et, pour les orner, nous fabriquons des phrases ridicules, flamboyantes, belles. Je suis las des histoires, des phrases qui reposent solidement de tout leur poids sur la terre ferme ! Je ne crois pas aux tracés de la vie nettement dessinés sur des demi-feuilles de papier à lettres. J’aspire à un autre langage comme en usent les amants, des mots déformés, inarticulés, le son d’un pas sur le trottoir. Je cherche un dessin qui s’accorde mieux aux moments d’humiliation et de triomphe qui adviennent de temps en temps, indéniablement. Couché dans un fossé un jour d’orage, après la pluie, je vois d’énormes nuages qui marchent dans le ciel en traînées, en lambeaux. Cette confusion me ravit, la hauteur, l’indifférence, la furie. Les grands nuages en mouvement perpétuel, en changement ; quelque chose de sulfureux et sinistre, bouleversant, sens dessus dessous ; menaçant, dérivant, détaché, perdu, et moi, minuscule, oublié dans ce fossé. Là je ne vois aucune trace d’histoire ou de dessin…"

...

« Nos amis…on les connaît peu. Et moi, pour mes amis, je reste vague, inconnu ; un fantôme qu’on voit parfois, le plus souvent qu’on ne voit pas. La vie est sûrement un rêve. Notre flamme, le feu follet qui danse dans nos regards s’éteint, et tout disparaît .Je me rappelai mes amis. Pensai à Susan. Elle avait acheté des champs. Les tomates et les concombres mûrissaient dans ses serres. Dans la vigne détruite l’an dernier par le gel poussaient quelques feuilles. Elle traversait lourdement les prairies avec ses fils. Se promenait dans la campagne en compagnie d’hommes en guêtres, pointait de son bâton un toit, des haies, des murs tombés en ruine. Les pigeons la suivaient pour les graines qu’elle laissait tomber de ses mains habiles, terriennes. « Mais je ne me lève plus à l’aurore », disait-elle. Puis Jinny – recevant sans doute un nouveau jeune homme. Ils atteignaient le moment décisif des conversations ordinaires. La chambre s’obscurcissait ; les chaises s’agençaient. Car elle cherchait encore l’instant. Sans illusion, dure et claire comme le cristal, elle chevauchait le jour, poitrine nue. Laissait ses pointes la percer. Si une mèche blanchissait sur son front, elle la mêlait aux autres sans peur. De sorte que lorsqu’on viendra l’enterrer, rien ne sera en désordre. Même les rubans seront enroulés. Mais la porte s’ouvre encore. Qui entre ? demande-t-elle et elle se lève à sa rencontre, apprêtée comme aux premières nuits de printemps lorsque, devant les grandes maisons de Londres où les citoyens respectables allaient sagement se coucher, l’arbre dissimulait à peine son amour ; et le grincement des trams se mêlait à son cri de plaisir, et l’ondoiement des feuilles ombrageait sa langueur, sa délicieuse lassitude lorsqu’elle sombrait, rafraîchie par la douceur de la satisfaction. Nos amis, on les voit rarement, on les connaît peu – c’est vrai ; pourtant, quand je rencontre un inconnu et que j’essaie de détacher, à cette table, ce que j’appelle « ma vie », je ne me tourne pas vers une seule vie ; je ne suis pas un seul être ; je suis multiple, je ne sais pas tout à fait qui je suis – Jinny, Susan, Neville, Rhoda ou Louis ; ni comment distinguer ma vie de la leur.

Voilà ce que je pensais en ce soir de début d’automne où nous retrouvions une fois de plus pour dîner à Hampton Court…Un instant nous vîmes exposé sous nos yeux le corps de l’être complet que nous n’avions su former mais que nous ne pouvions pour autant oublier. Tout ce que nous aurions pu être, nous le vîmes…A la moitié du repas, nous sentions s’élargir alentour les ténèbres immenses de tout ce qui est en dehors de nous, ce que nous ne sommes pas. Le vent, la course des roues étaient le rugissement du temps, et nous courions – vers où ? Qui étions-nous ? Un instant nous étions évanouis, éteints comme des étincelles sur du papier brûlé, et les ténèbres rugissaient. Nous allions au-delà du temps, de l’histoire. Pour moi cela ne dura qu’une seconde. Ma pugnacité y mis fin. Je tapai avec une cuiller sur la table…Nous étions redevenus si personnes à une table de Hampton Court. Nous nous levâmes, descendîmes l’avenue. Dans le crépuscule irréel et fragile, comme l’écho intermittent de rires dans une allée, la bonne humeur me revint, et la chair. Se détachant de la grille, du cèdre, je vis flamboyer Neville, Jinny, Rhoda, Louis, Susan et moi, notre vie, l’identité. Le roi Guillaume ne semblait plus qu’un monarque irréel, sa couronne, de la pacotille. Se détachant des briques, des branches, nous six sur combien de milliards, un instant sur l’abondance illimitée des époques passées et des temps à venir, nous fîmes une flambée triomphante. L’instant était tout ; il suffisait. »

...

« Les longues jupes des femmes de nos maîtres avançaient, gigantesques et bruissantes, menaçantes ; et nos mains se portaient à nos toques. Un immense abattement descendait, continu, monotone. Rien, rien, aucune nageoire pour rompre l’étendue plombée des eaux. Rien ne venait soulever le poids intolérable de l’ennui. Les trimestres se suivaient. Nous grandissions ; changions ; car, bien sûr, nous sommes des animaux. La conscience n’existe pas toujours ; nous respirons, mangeons, dormons machinalement. Nous existons distinctement mais aussi dans une masse indifférenciée. D’une seule écope on ramasse un break plein de joueurs de cricket, de football. Une armée traverse l’Europe…Si un commis voyageur me propose une prise de tabac dans un train, j’accepte. J’aime l’abondance informe, chaleureuse, un peu bête, facile, un peu vulgaire des choses ; la conversation des hommes dans les clubs et les pubs, des mineurs en caleçon, torse nu – j’aime quand on est franc, sans prétention, sans autre but que le dîner, l’amour, l’argent, se débrouiller comme on peut ; pas d’espoirs grandioses, d’idéal, rien de cet ordre ; sans autre prétention que pouvoir s’en sortir. J’aime ça. »

...

« Nous différons peut-être trop, dit Louis, pour pouvoir nous expliquer. Mais essayons. En entrant j’ai lissé mes cheveux dans l’espoir de vous ressembler. Mais je ne peux pas, je ne suis pas simple et entier comme vous. J’ai vécu mille vies déjà. Chaque jour je déterre – j’exhume. Je trouve dans le sable des reliques de moi fabriquées par des femmes il y a des milliers d’années, lorsque j’entendais les chants au bord du Nil, et le pas de la bête enchaînée. Celui que vous voyez là, cet homme, Louis, n’est que cendres et déchets d’une splendeur passée. J’étais un prince arabe ; regardez mes gestes francs. Au temps d’Elisabeth, j’étais un grand poète. Je fus un duc, à la cour de Louis XIV. Je suis vain, confiant ; j’ai le désir infini du soupir des femmes, de leur compassion…Je suis le singe qui babille pour une noix et vous, des femmes mal fagotées aux sacs voyants remplis de pain rassis ; je suis le tigre en cage et vous êtes des gardiens avec des barres chaussées à blanc. Je suis plus sauvage et plus fort que vous mais l’apparition qui surgira de terre après des siècles de néant vivra dans la terreur d’être moquée, virant avec les vents dans des tempêtes de suie, s’efforçant de forger un anneau d’acier, une poésie claire qui relie les mouettes, les femmes aux dents mauvaises, la flèche de l’église et les chapeaux de feutre qui se lèvent, que je vois au déjeuner quand je pose mon poète – est-ce Lucrèce ?- contre une cruche et la carte du jour aspergée de sauce. »

...

« Dès qu’un homme se lève pour dire, « attention, voici la vérité », j’aperçois un chat roux en train de chiper un morceau de poisson dans la cour. Regardez, dis-je, vous avez oublié le chat. »


« Les Vagues » (1931). ; Editions Christian Bourgois, 2008.

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