UN MONDE FLOTTANT.
Avant de rencontrer Tokyo, assez tardivement somme toute dans ma vie de voyageur d’Asies, je pensais qu’il existait –et pas seulement pour l’Extrême-Orient- trois sortes de villes inconnues : celles qui s’avéreraient inférieures au rêve qu’on en a ; celles qui correspondent parfaitement à ce rêve ; celles qui vont bien au-delà de ce rêve. Pour ce qui me concerne, Londres pour la première catégorie, New-York pour la seconde et disons, Saint-Pétersbourg et Prague pour la troisième. J’ignorais alors qu’il pût exister une quatrième catégorie, ou plutôt, pour reprendre la taxinomie du classement des grands hôtels, une catégorie « hors classe » : celle des villes si singulières, si irréductibles à un quelconque « classement onirique » qu’aucune « image » rêvée ne puisse s’y interposer, entre le moment de la ville imaginée et celui de la première vision. Tokyo appartient sans contexte à cette catégorie...in catégorisable.
Vous me sembliez bien sûr très lointaine, nichée au fonds d’images d’enfance puisées dans des encyclopédies pour la jeunesse, les reportages-photo de « Découverte du monde » ou ces feuilletons télé des années 1960, bardés de merveilleux clichés, un florilège d’images « légendaires » ou l’Empire du Soleil Levant, le Fuji-Yama et les Geishas le disputaient au petit monde parfait de « Tintin et le lotus bleu »...Mes première lectures sérieuses des écrivains classiques – Kawabata, Tanizaki, Mishima,etc.- et la découverte des cinéastes japonais à la fin des années 1970, à une époque où ils demeuraient encore largement méconnus en Europe, (Mizoguchi, Kurosawa, Ozu essentiellement), pas plus que mes rencontres ultérieures avec la poésie des haïkus (Bashô, Issa...) et la symbolique des jardins ne modifièrent cette impression de « monde lointain ».
Elle persista encore lors de mon premier voyage, amplifiée par un vol de 12 heures qui plus est effectué au-dessus de la Sibérie, dernière terra incognita de notre petite planète et vecteur elle-même de rêveries confuses et contradictoires, où les souvenirs des conférenciers-explorateurs de la salle Pleyel le disputaient aux images volontaristes de la conquête des terres vierges au-delà de l’Oural, produites par la propagande soviétique. Franchir l’Oural au nom si investi pour moi d’une sonorité à la fois glorieuse, puissante et mystérieuse – un « mot-symphonie » en quelque sorte-survoler les grands fleuves mythiques de l’Orient russe, l’Ienisseï, la Lena, aux noms tout autant mythiques, dilatait encore davantage les distances, m’arrachait progressivement à l’attraction européenne et me jetait déjà, avec un mélange d’excitation et d’angoisse, vers l’inconnu. Et cet arrachement n’était pas que spatial : je m’éloignais dans le Temps. Je m’éloignais de mon enfance populaire, de mes petits territoires familiers indissociables du Temps de cette enfance, je m’éloignais des miens et en particulier de cette grand-mère paternelle qui n’avait jamais voyagé, mais avait su me transmettre son goût simple des pays lointains qu’elle ne visiterait jamais et que je visiterai longtemps après sa mort, au point d’éprouver le sentiment tout à la fois excitant et triste, de conquérir un monde qui m’était originellement –par la classe sociale à laquelle nous appartenions et les rêveries programmées qui semblaient en devoir faire partie pour toujours- interdit, la sensation d’une transgression définitive. Toutefois, dans le même temps que je m’éloignais, il m’apparut que je me rapprochais des temps révolus de mon passé
En effet, dès les premiers pas, les premiers instants, à peine entrevues ces premières images qui demeurent pour toujours la sensation première, l’essence intime d’un lieu, surtout pour le voyageur solitaire qui n’a pas à tenir compte de la « perturbation » d’un autre être, fut-il aimé, vous me parûtes familière Tokyo, presque intime. Votre étrange silence d’abord, au cœur même des quartiers les plus peuplés et les plus contemporains ; ces ilots de « campagne » ensuite, enchâssés dans la ville, et qui semblait n’en être en aucune façon dissociés, mais faire partie au contraire de votre respiration naturelle, des « parcs », ou pour mieux dire, des espaces de « sauvagerie » maîtrisée où l’on pouvait se perdre plus surement et plus durablement que dans les dédales de Shinjuku ou de Shibuya ; les centaines de petits temples shinto ou bouddhistes, nichés entre les buildings, où en fin de journée jeunes et vieux venaient parler familièrement aux ancêtres et aux dieux comme si, au cœur d’une des métropoles les plus modernes du monde, avait pu subsister ces religiosités instinctives et simples qui avaient chez nous presque totalement disparu. Plus que tout, j’ai aimé vos quartiers lointains où ville et campagne s’intriquent étrangement pour former d’étranges nébuleuses de sanctuaires, de petites maisons individuelles, de cimetières et d’entrepôts anciens, un territoire indéfinissable aux sonorités chromatiques subtiles, le contraire de la banlieue au sens où on l’entend aujourd’hui chez nous, mais l’équivalent japonais de ce que furent nos banlieues juste après la guerre : des territoires d’aventure et d’expérimentation sociale. A Yanaka, au Nord d’Ueno et d’Asakusa, dans un de ces districts polyphoniques de maisons de bois et de temples oubliés- c’est le seul quartier rescapé du tremblement de terre de 1923 et des bombardements de 1945- je compris qu’en m’éloignant je m’étais rapproché et que ma transgression me ramenait à ce monde perdu que j’avais cru trahir. Je retrouvais l’univers des terrains vagues et des ruelles ombreuses, une tranquille errance au milieu des fluences urbaines, les surgissements, au détour d’une avenue, de la rivière Sumida ou de jardins de quartier dont rien, dans l’organisation linéaire d’une urbanistique mouvante, n’annonçait d’abord la venue. Le Palais impérial, tout autant que le quartier futuriste d’Odaiba, que parcourait une ligne de métro suspendue au milieu des plus hautes tours de la ville, m’évoquaient une ville miniature, à l’image de ces « kits » de modèles réduits que l’on vendait jadis pour compléter une boîte de train électrique : les maisons, la petite gare, la mairie, l’église, etc.
Mais plus que tout, ce qui fait de vous une ville d’enfance –en tout cas ce qui vous apparente à la ville dans mon enfance-, ce sont ces impasses étroites, coincées, comme à Ueno ou Asakusa, entre le métro aérien ou même dans les interstices de ses emprises, et toutes entières dévolues aux magasins minuscules bourrés de marchandises improbables, aux bouisbouis enfumés et rougeoyants où tout un petit peuple volubile s’attable après la journée de travail, et jusque tard dans la nuit, pour manger, boire, fumer, rire, aimer ou pleurer. Les cathédrales poussiéreuses d’un quotidien sordide et palpitant. Autour de ces omphalos sociaux, bouleversants, en suspens, sont disposés des quartiers plus tranquilles, un quadrillage de rues identiques où, là encore, la nature, sous forme de ces arbres et plantes en pots que chacun dispose en avancée devant la maison ou l’immeuble collectifs, distingue, individualise et en somme éternise. A la périphérie de ce second cercle, entre les « lotissements » de maisons et d’immeubles bas et les grandes avenues « à l’américaine », s’élèvent les « business hôtel » et les « love hôtel », cubes métalliques d’inspiration vaguement « art déco », encerclés d’enseignes et de spots lumineux très « flashy », l’univers clairement affiché des rencontres d’une heure ou d’une nuit, la tranquille galaxie du sexe abordé ici « en avant, calme et droit ». La sexualité de l’enfance, avant les tarifications sociales de l’âge adulte.
Car vous êtes, Tokyo, une ville d’enfance, la ville de l’enfance du monde, où le passé ne procède pas d’une reconstitution kitch ou retro des édifice, mais advient à partir de l’approfondissement individuel et collectif du présent et s’inscrit ainsi dans la continuité des a-venirs. A Tokyo, je ne me sentais d’aucune autre origine que celle de toute enfance du monde ; mon corps ne « pesait » plus et mes rêveries, sans cesse libérées par l’absence de « guidage » urbain, me rattachaient autant aux origines qu’au futur. J’étais en suspens. J’existais, libéré des modalités psychique, physiques et idéologiques habituelles. Je songeais, en marchant, à la scène finale de « 2001, l’odyssée de l’espace » de Stanley Kubrick, quand la planète fœtale se confond avec la terre, quand passé, présent et avenir ne forment plus qu’une seule substance. Dans la galerie panoramique, au dernier étage du building de l’hôtel de ville, dans un univers post-moderne de baies vitrées immenses, de machineries silencieuses, d’un horizon de tours et de fluences aériennes complexes- un univers à la « Blade Runner »- ce que les visiteurs japonais cherchent des yeux avidement, avec un mélange d’excitation et d’inquiétude, ce qu’il leur faut absolument apercevoir et plus encore fixer « en numérique », ce qui, en somme, justifie la montée au « top », c’est Fuji-San, le Fuji-Yama, la plupart du temps noyé dans la brume, mais dont la silhouette, même ténue, aux limites du suggéré, les rattache à l’éternité. Montagne flottante, à l’horizon mouvant d’une ville flottante, le Fuji-San est à l’image de Tokyo et du Japon : un « monde flottant » (Ukiyo-é) intemporel, d’une irréelle réalité.
"...peu de villes sont moins accaparantes et d'une telle bienveillante neutralité à l'égard de l'individu que cette mégalopole produite pourtant par une société fondée sur le conformisme. Tokyo tient cette qualité du phénomène de dislocation temporelle...: il vit à plusieurs rythmes à la fois et par conséquent n'en impose aucun. Il se contente d'offrir de multiples niveaux de sociabilité, une pléthore d'espaces d'échange, une palette de possibles".
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