"L'aventure, c'est le réalisme de la féerie" (ANDRE MALRAUX)

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dimanche 13 février 2011

JAPON(S) 2009: TOKYO.

UN MONDE FLOTTANT.

Avant de rencontrer Tokyo, assez tardivement somme toute dans ma vie de voyageur d’Asies, je pensais qu’il existait –et pas seulement pour l’Extrême-Orient- trois sortes de villes inconnues : celles qui s’avéreraient inférieures au rêve qu’on en a ; celles qui correspondent parfaitement à ce rêve ; celles qui vont bien au-delà de ce rêve. Pour ce qui me concerne, Londres pour la première catégorie, New-York pour la seconde et disons, Saint-Pétersbourg et Prague pour la troisième. J’ignorais alors qu’il pût exister une quatrième catégorie, ou plutôt, pour reprendre la taxinomie du classement des grands hôtels, une catégorie « hors classe » : celle des villes si singulières, si irréductibles à un quelconque « classement onirique » qu’aucune « image » rêvée ne puisse s’y interposer, entre le moment de la ville imaginée et celui de la première vision. Tokyo appartient sans contexte à cette catégorie...in catégorisable.

Vous me sembliez bien sûr très lointaine, nichée au fonds d’images d’enfance puisées dans des encyclopédies pour la jeunesse, les reportages-photo de « Découverte du monde » ou ces feuilletons télé des années 1960, bardés de merveilleux clichés, un florilège d’images « légendaires » ou l’Empire du Soleil Levant, le Fuji-Yama et les Geishas le disputaient au petit monde parfait de « Tintin et le lotus bleu »...Mes première lectures sérieuses des écrivains classiques – Kawabata, Tanizaki, Mishima,etc.- et la découverte des cinéastes japonais à la fin des années 1970, à une époque où ils demeuraient encore largement méconnus en Europe, (Mizoguchi, Kurosawa, Ozu essentiellement), pas plus que mes rencontres ultérieures avec la poésie des haïkus (Bashô, Issa...) et la symbolique des jardins ne modifièrent cette impression de « monde lointain ».

Elle persista encore lors de mon premier voyage, amplifiée par un vol de 12 heures qui plus est effectué au-dessus de la Sibérie, dernière terra incognita de notre petite planète et vecteur elle-même de rêveries confuses et contradictoires, où les souvenirs des conférenciers-explorateurs de la salle Pleyel le disputaient aux images volontaristes de la conquête des terres vierges au-delà de l’Oural, produites par la propagande soviétique. Franchir l’Oural au nom si investi pour moi d’une sonorité à la fois glorieuse, puissante et mystérieuse – un « mot-symphonie » en quelque sorte-survoler les grands fleuves mythiques de l’Orient russe, l’Ienisseï, la Lena, aux noms tout autant mythiques, dilatait encore davantage les distances, m’arrachait progressivement à l’attraction européenne et me jetait déjà, avec un mélange d’excitation et d’angoisse, vers l’inconnu. Et cet arrachement n’était pas que spatial : je m’éloignais dans le Temps. Je m’éloignais de mon enfance populaire, de mes petits territoires familiers indissociables du Temps de cette enfance, je m’éloignais des miens et en particulier de cette grand-mère paternelle qui n’avait jamais voyagé, mais avait su me transmettre son goût simple des pays lointains qu’elle ne visiterait jamais et que je visiterai longtemps après sa mort, au point d’éprouver le sentiment tout à la fois excitant et triste, de conquérir un monde qui m’était originellement –par la classe sociale à laquelle nous appartenions et les rêveries programmées qui semblaient en devoir faire partie pour toujours- interdit, la sensation d’une transgression définitive. Toutefois, dans le même temps que je m’éloignais, il m’apparut que je me rapprochais des temps révolus de mon passé

En effet, dès les premiers pas, les premiers instants, à peine entrevues ces premières images qui demeurent pour toujours la sensation première, l’essence intime d’un lieu, surtout pour le voyageur solitaire qui n’a pas à tenir compte de la « perturbation » d’un autre être, fut-il aimé, vous me parûtes familière Tokyo, presque intime. Votre étrange silence d’abord, au cœur même des quartiers les plus peuplés et les plus contemporains ; ces ilots de « campagne » ensuite, enchâssés dans la ville, et qui semblait n’en être en aucune façon dissociés, mais faire partie au contraire de votre respiration naturelle, des « parcs », ou pour mieux dire, des espaces de « sauvagerie » maîtrisée où l’on pouvait se perdre plus surement et plus durablement que dans les dédales de Shinjuku ou de Shibuya ; les centaines de petits temples shinto ou bouddhistes, nichés entre les buildings, où en fin de journée jeunes et vieux venaient parler familièrement aux ancêtres et aux dieux comme si, au cœur d’une des métropoles les plus modernes du monde, avait pu subsister ces religiosités instinctives et simples qui avaient chez nous presque totalement disparu. Plus que tout, j’ai aimé vos quartiers lointains où ville et campagne s’intriquent étrangement pour former d’étranges nébuleuses de sanctuaires, de petites maisons individuelles, de cimetières et d’entrepôts anciens, un territoire indéfinissable aux sonorités chromatiques subtiles, le contraire de la banlieue au sens où on l’entend aujourd’hui chez nous, mais l’équivalent japonais de ce que furent nos banlieues juste après la guerre : des territoires d’aventure et d’expérimentation sociale. A Yanaka, au Nord d’Ueno et d’Asakusa, dans un de ces districts polyphoniques de maisons de bois et de temples oubliés- c’est le seul quartier rescapé du tremblement de terre de 1923 et des bombardements de 1945- je compris qu’en m’éloignant je m’étais rapproché et que ma transgression me ramenait à ce monde perdu que j’avais cru trahir. Je retrouvais l’univers des terrains vagues et des ruelles ombreuses, une tranquille errance au milieu des fluences urbaines, les surgissements, au détour d’une avenue, de la rivière Sumida ou de jardins de quartier dont rien, dans l’organisation linéaire d’une urbanistique mouvante, n’annonçait d’abord la venue. Le Palais impérial, tout autant que le quartier futuriste d’Odaiba, que parcourait une ligne de métro suspendue au milieu des plus hautes tours de la ville, m’évoquaient une ville miniature, à l’image de ces « kits » de modèles réduits que l’on vendait jadis pour compléter une boîte de train électrique : les maisons, la petite gare, la mairie, l’église, etc.

Mais plus que tout, ce qui fait de vous une ville d’enfance –en tout cas ce qui vous apparente à la ville dans mon enfance-, ce sont ces impasses étroites, coincées, comme à Ueno ou Asakusa, entre le métro aérien ou même dans les interstices de ses emprises, et toutes entières dévolues aux magasins minuscules bourrés de marchandises improbables, aux bouisbouis enfumés et rougeoyants où tout un petit peuple volubile s’attable après la journée de travail, et jusque tard dans la nuit, pour manger, boire, fumer, rire, aimer ou pleurer. Les cathédrales poussiéreuses d’un quotidien sordide et palpitant. Autour de ces omphalos sociaux, bouleversants, en suspens, sont disposés des quartiers plus tranquilles, un quadrillage de rues identiques où, là encore, la nature, sous forme de ces arbres et plantes en pots que chacun dispose en avancée devant la maison ou l’immeuble collectifs, distingue, individualise et en somme éternise. A la périphérie de ce second cercle, entre les « lotissements » de maisons et d’immeubles bas et les grandes avenues « à l’américaine », s’élèvent les « business hôtel » et les « love hôtel », cubes métalliques d’inspiration vaguement « art déco », encerclés d’enseignes et de spots lumineux très « flashy », l’univers clairement affiché des rencontres d’une heure ou d’une nuit, la tranquille galaxie du sexe abordé ici « en avant, calme et droit ». La sexualité de l’enfance, avant les tarifications sociales de l’âge adulte.

Car vous êtes, Tokyo, une ville d’enfance, la ville de l’enfance du monde, où le passé ne procède pas d’une reconstitution kitch ou retro des édifice, mais advient à partir de l’approfondissement individuel et collectif du présent et s’inscrit ainsi dans la continuité des a-venirs. A Tokyo, je ne me sentais d’aucune autre origine que celle de toute enfance du monde ; mon corps ne « pesait » plus et mes rêveries, sans cesse libérées par l’absence de « guidage » urbain, me rattachaient autant aux origines qu’au futur. J’étais en suspens. J’existais, libéré des modalités psychique, physiques et idéologiques habituelles. Je songeais, en marchant, à la scène finale de « 2001, l’odyssée de l’espace » de Stanley Kubrick, quand la planète fœtale se confond avec la terre, quand passé, présent et avenir ne forment plus qu’une seule substance. Dans la galerie panoramique, au dernier étage du building de l’hôtel de ville, dans un univers post-moderne de baies vitrées immenses, de machineries silencieuses, d’un horizon de tours et de fluences aériennes complexes- un univers à la « Blade Runner »- ce que les visiteurs japonais cherchent des yeux avidement, avec un mélange d’excitation et d’inquiétude, ce qu’il leur faut absolument apercevoir et plus encore fixer « en numérique », ce qui, en somme, justifie la montée au « top », c’est Fuji-San, le Fuji-Yama, la plupart du temps noyé dans la brume, mais dont la silhouette, même ténue, aux limites du suggéré, les rattache à l’éternité. Montagne flottante, à l’horizon mouvant d’une ville flottante, le Fuji-San est à l’image de Tokyo et du Japon : un « monde flottant » (Ukiyo-é) intemporel, d’une irréelle réalité.










































































































































































































































































































































































































































































































































































































































































































































































"...peu de villes sont moins accaparantes et d'une telle bienveillante neutralité à l'égard de l'individu que cette mégalopole produite pourtant par une société fondée sur le conformisme. Tokyo tient cette qualité du phénomène de dislocation temporelle...: il vit à plusieurs rythmes à la fois et par conséquent n'en impose aucun. Il se contente d'offrir de multiples niveaux de sociabilité, une pléthore d'espaces d'échange, une palette de possibles".
"...ce murmure "mémoriel", oscillant entre oubli et nostalgie, entre rémanence et innocence...,ce bruissement de culture dont les continuités souterraines font du contemporain un présent intemporel dans lequel le passé se poursuit".
PHILIPPE PONS; "D'Edo à Tokyo. Mémoires et modernités".
" Un présent intemporel dans lequel le passé se poursuit"...Les villes d'Europe, même ma si chère Prague, glissent dans la langueur maladive de leurs lourdes historicités. Incapables d'actualiser leur passé, sauf à le pasticher dans des "reconstitutions "costumées, à l'image de ces jeunes gens de Vienne, déguisés en Mozart d'opérette, qui vous harcèlent d'annonces de concert à l'abattage, un peu partout sur le Ring, elles brillent d'un feu bien pâle et se vautrent, plus que les autres encore, dans un surprésent tout caparaçonné de "produits culturels" et d"années du patrimoine". Il faut se réfugier, à Prague, comme à Berlin et bientôt à Budapest et à Belgrade, dans les dernières interstices diachroniques, les banlieues éloignées, les quartiers de tout temps moins prestigieux, quelques immeubles anciens, moins "spectaculaires" que d'autres, mais qui conservent encore, dans leurs cours intérieures, une atmosphère des temps anciens, pour retrouver une Histoire, un destin, une civilisation.
Mes errances urbaines dans l'Europe "austro-hongroise" du triangle Vienne-Prague-Budapest, correspondirent à ma découverte, somme toute assez tardive, de ma relation au Temps et des composantes essentielles de mon "identité", ou pour mieux dire de "mes" identités. Des "bouts du monde" de Karlin aux ruelles ouvrières de Smichov, et de la "Karl Marx Stadt" des faubourgs de Vienne aux "traboules" de Petrograd, j'avais la nostalgie d'un monde que je n'avais pas connu, sans comprendre vraiment d'où me venait cette étrange nostalgie. Mes préférences les plus marquées allant aux quartiers ouvriers, aux cités-jardins et, plus largement, aux impasses, "bouts-du-monde" et ruelles oubliées, je découvris bien sûr les "laisses" de mon enfance, l'influence de mes origines modestes, mes premières années en banlieue et dans les quartiers populaires de Paris. Mais c'est au Japon, et singulièrement à Tokyo, que je réalisai combien ces nostalgies participaient d'un tempérament particulier et d'une sensibilité atypique: comme Ulrich dans "L'Homme sans qualités" de Robert Musil, j'évoluais au milieu du monde en spectateur intemporel de moi-même et de ce monde, en témoin juste à peine acteur de l'Histoire et de mon histoire, les confondant au point de donner plus de sens à l'homme qu'à l'Homme, au temps qu'au Temps, transparent et surtout perméable à tout battement de vie, d'où qu'il vienne, affublé d'une étrange et unique "caractéristique" - Ulrich est "Der Man ohne Eigenschaften", de l'allemand "Eigenschaft" qui signifie, "caractéristique"-celle de vivre à distance, tant spatiale que temporelle, mille destins différents. Un compteur Geiger des passions, une échelle de Richter des tragédies.
Il me fallut aller à Tokyo pour retrouver les lieux de mon enfance, non sous la forme déchirante et assez rapidement pathologique, de ruines "sublimes", mais sous celle de retrouvailles rieuses avec des formes vivantes, recyclées si l'on peut dire et qui, loin d'être "préservées" en une démarche muséale artificielle, s'inscrivaient dans une continuité du Temps, enchâssées dans la mégapole contemporaine, la révélant autant qu'elle les révélaient, comme si l'on avait pratiqué, un peu partout dans la ville, une coupe transversale révélant les strates successives d'une civilisation urbaine, un champs de fouilles permanent dont les cidadins devenaient les archéologues.
Je ne visitais pas, je flânais; comme Robert Walzer, j'échappais, par ma "Promenade", à la dictature du Temps et imprimais aux espaces ma propre temporalité. A Tokyo plus qu'ailleurs, il est aisé d'inscrire son histoire dans l'Histoire, ou pour mieux dire dans "les" Histoires. La conception japonaise du temps historique est impressionniste ou, si l'on préfère une métaphore empruntée à la technique cinématographique, une vision procédant par "short cuts": pas de continuité historique abstraite, mais une succession de "moments", plus ou moins bien reliés entre eux. Les époques historiques s'emboîtent les unes dans les autres, comme ces poupées russes dont on ne voit, au final, que la plus grande, sans pour autant faire "disparaître" la plus petite! Le Temps fonctionne ici comme l'espace: on trouve, dans la ville nippone, un "avant" et un "arrière" -les rues commerçantes et les quartiers de plaisir au temps d'Edo- mais sans notion de "perspective"; une intrication d'espaces emboîtés. Espace et Temps se rejoignent dans l'architecture: pas de tradition de la "façade", mais le primat de la structure et, surtout, du cheminement intérieur, dans une juxtaposition de styles fonctionnant comme autant de micro-atmosphères. Une ville "sans qualités", propice à mes propres cheminements intérieurs, complexes, contradictoires, androgynes, intemporels. Je ne souffrais plus du "Temps perdu"; il m'était restitué, non par une manipulation intellectuelle du Temps (comme chez Proust), mais par une dilution lente dans la polyphonie tranquille des espaces. Pour reprendre la belle formule de Jean Grenier, je me suis demandé à Tokyo s'il n'était pas possible de "guérir du temps par l'espace" ("Miroirs")?


















































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