1914-2014 : même combat ?
dimanche 5 janvier 2014
1914...2014 : CORRESPONDANCES.
1914-2014 : même combat ?
"L'asile de fous" de Louis Raemaekers (1915)
« L'histoire ne se répète pas, mais elle rime », aurait dit l'écrivain
américain Mark Twain. Historiens, journalistes et hommes politiques sont
nombreux à s'interroger sur les similitudes et les différences entre le monde
d'aujourd'hui et celui d'il y a un siècle. Au début de l'année 1914,
l'optimisme était général en dépit de la montée des rivalités entre les
puissances européennes et de l'exacerbation des nationalismes. Personne ne se
doutait que quelques mois plus tard, le monde serait emporté dans une guerre
qui allait coûter la vie à plus de 10 millions de personnes. Que nous dit le
contexte géopolitique actuel ? La rivalité entre les Etats-Unis et la
Chine, l'impasse politique européenne, les tensions au Moyen-Orient et en Mer
de Chine, la persistance de la menace terroriste globale et l'incapacité à
réguler la finance internationale sont des sujets de préoccupation majeure. Les
risques d'un nouveau conflit désastreux existent bel et bien. Mais si une telle
issue est peu probable, l'Histoire nous enseigne qu'elle est loin d'être
inévitable. Tour d'horizon des débats et points de vue sur les parallèles entre
1914 et 2014.
Des mondes similaires ? Pour Jean-Pierre Chevènement,
auteur de 1914-2014, l’Europe sortie de l’histoire ?, la
première guerre mondiale est l'issue d'un affrontement pour l'hégémonie
européenne entre la Grande-Bretagne et l'Allemagne dans le cadre d'une première
mondialisation oubliée, mais aussi développée que l'actuelle :
« Comme l'a justement révélé (la politologue américaine) Suzanne
Berger « les quarante années qui ont précédé la Première Guerre mondiale
sont un laboratoire de réflexion sur nos propres interrogations. (…) Voilà cent
ans, les pays développés d'Europe occidentale et d'Amérique étaient engagés
dans un processus de mondialisation analogue à celui que nous connaissons
aujourd’hui. Par mondialisation, j'entends une série de mutations dans
l'économie internationale qui tendent à créer un seul marché mondial pour les
biens et les services, le travail et le capital ». Et de relever qu'il a
fallu soixante-dix ans pour retrouver un niveau d'intégration analogue à celui
qui prévalait avant 1914 en terme de commerce, d'investissement international
et de circulation des capitaux ».
L'historienne canadienne Margaret Mac Millan, auteure d'un article intitulé Les échos de mauvais augure de
la Grande Guerre, rappelle qu'en 1914, « même les parties
les plus reculées de notre monde étaient reliées par les nouveaux moyens de
transports, -de la voie de chemin de fer au bateau à vapeur-, et notamment par
le téléphone et le télégraphe sans fil ». Pour The Economist, le Londonien du
début du XXe siècle que John Maynard Keynes décrit « au lit
sirotant tranquillement son thé du matin », ressemble au consommateur
d'Amazon d'aujourd'hui. La Belle époque peut-elle être comparée avec le début
des années 2000 ? A l'instar de la « fée Electricité », Internet a
transformé l'industrie et la vie quotidienne. On est en revanche loin de
l'insouciance de cette époque marquée par la naissance du cinéma et la passion
pour l'aéronautique. L'inquiétude domine depuis la crise économique mondiale de
2008. « L'euphorie d'hier a cependant fait place à une sourde
inquiétude : la rationalité des marchés financiers est moins qu'évidente. La
capitalisme financier se révèle être un nouveau Frankenstein capable de
produire des monstres », écrit Jean-Pierre Chevènement. Pour The
Economist, « les hommes d'affaires d'aujourd'hui sont comme
ceux l'époque : trop occupés à faire de l'argent pour remarquer la présence des
serpents qui rampent en bas de leur écran de contrôle ».Que reste-t-il
de la foi dans le progrès qui habitait les hommes et les femmes, il y a un
siècle ? Si elle est toujours prégnante, celle-ci n'est plus aveugle. Le monde
ne s'est jamais remis des atrocités commises pendant les deux guerres
mondiales.
Le premier effet pervers de la mondialisation que relève Margaret
McMillan est la montée des idéologies radicales. Si les idées
nationalistes deviennent à la fin du XIXe siècle un refuge contre la
mondialisation, c'est précisément cette dernière qui rend possible leur
propagation. L'historienne canadienne rappelle que les idées extrémistes circulaient
très facilement à l'époque. Les anarchistes russes, français, italiens et
américains, qui avaient lu Friedrich Nietzsche et Mikhaïl Bakounine, étaient en
contact les uns avec les autres. Les services de renseignement et de sécurité
européens furent incapables de déjouer la série d'assassinats politiques commis
par les terroristes anarchistes : le Tsar de Russie Alexandre II fut assassiné
en 1881, le président français Sadi Carnot en 1894, l'Impératrice Elisabeth
d'Autriche en 1898, le Roi d'Italie Humbert Ier en 1900 et le président
américain William McKinley en 1901... Une vague d'attentats qui inspira les
nationalistes serbes, auteurs de l'assassinat l'archiduc François-Ferdinand en
1914. De nombreuses études ont souligné lespoints communs qui existent entre les
anarchistes et les djihadistes, notamment en termes de modes de
communication et de méthodes. « Aujourd’hui, les nouvelles
technologies et les médias sociaux offrent de nouveaux points de ralliement aux
fanatiques, leur permettant d'étendre leurs messages à des audiences encore
plus larges autour du globe », note MacMillan. L'historien australien
Christopher Clark, auteur des Somnambules, opère un rapprochement
entre l'impact des attentats 11 septembre 2001 et celui du 28 juin 1914 : «
Les attaques du World Trade Center montrent comment un événement symbolique, -
même s'il est profondément ancré dans un contexte historique plus large-
peut entraîner des changements politiques de manière
irrévocable ».
MacMillan remarque qu'avec « notre lutte contre le terrorisme,
nous courrons le risque de surestimer la puissance de ces nébuleuses
extrémistes, dont le nombre est peu élevé ». Pour elle, la
plupart des stratèges militaires et des leaders politiques se trompent sur la
nature de la guerre actuelle qui est en réalité un affrontement asymétrique
entre une armée conventionnelle et un petit groupe de combattants irréguliers.
Penser que les frappes chirurgicales des drones permettront de remporter une
victoire décisive et rapide sur ces nébuleuses est une erreur de jugement
dangereuse. Selon MacMillan, les mêmes fautes ont été commises il y a un
siècle. Les leaders politiques et militaires des grandes puissances européennes
n'avaient pas évalué que les avancées technologiques et scientifiques, ainsi
que l'industrialisation de la production, transformeraient à ce point la nature
de la guerre. Pour nombre d'entre eux, les guerres napoléoniennes restaient la
référence.
L'exacerbation des rivalités entre les puissances est un autre
effet pervers de la mondialisation. Margaret MacMillan rappelle que « si
à la veille de la première guerre mondiale, la Grande-Bretagne, première
puissance navale mondiale, et l'Allemagne, première puissance militaire
mondiale, était chacun le premier partenaire commercial de l'autre, cela n'en
faisait pas des amis ». Celle-ci estime que la comparaison avec
la relation entre les Etats-Unis et la Chine est « tentante ».
« A une époque, où les deux pays sont en compétition pour les marchés, les
ressources et l'influence des Caraïbes à l'Asie centrale, la Chine s'est
préparée progressivement à traduire sa force économique en puissance militaire.
Les dépenses militaires croissantes de la Chine et le développement de sa
capacité navale ont pour but de défier les Etats-Unis en tant que puissance du
Pacifique, et nous assistons en ce moment, à une course à l'armement entre ces
pays dans cette région. Le Wall Street Journal, dans un
article qui fait autorité, a révélé que le Pentagone prépare des plans de
guerre contre la Chine - juste au cas où ».
Martin Wolf, éditorialiste du Financial Times, va plus loin :
« Réussirons-nous à maintenir une économie mondiale ouverte tout en
parvenant à maîtriser les tensions qui se font jour entre une autocratie
émergente et des démocraties en relatif déclin économique ? C'est la question
qu'avait posée l'entrée en scène de l'Allemagne impériale en tant que première
puissance économique et militaire européenne à la fin du XIXe siècle. C'est la
question qui se pose à nouveau aujourd'hui avec la montée en puissance de la
Chine communiste. Aujourd'hui comme alors, la méfiance ne cesse de se
renforcer ».
Selon lui, la décision chinoise de créer en mer de Chine orientale une « zone
d'identification de défense aérienne » incluant des îles inhabitées
actuellement sous contrôle japonais (appelées Senkaku par le Japon et Diaoyu
par Pékin) constitue une provocation dangereuse. Les risques d'un conflit
existe : désormais, les deux zones de défense aérienne chinoise et nippone se
recoupent. Ni le Japon ni la Corée du Sud ne reconnaissent la
nouvelle zone, que la Chine semble déterminée à défendre. Les Etats-Unis, qui
ne l'ont pas reconnue non plus, sont contraints par un traité à défendre le
Japon en cas de conflit. Martin Wolf, qui compare le président Xi Jinping au
Kaiser Guillaume II, s'interroge sur les motivations chinoises. D'autant que
les experts militaires estiment qu'en cas de confrontation ouverte, la Chine
aurait le dessous. « Même si son économie a crû de manière spectaculaire,
elle n'est pas encore au niveau de l'économie américaine, et encore moins à
celui du Japon et des Etats-Unis ensemble. Mais, surtout, les Etats-Unis ont le
contrôle des mers. Si un conflit ouvert devait éclater, ils seraient en mesure
d'interrompre les échanges entre la Chine et le reste du monde. Ils pourraient
également immobiliser une bonne partie des actifs liquides de la Chine à
l'étranger. Les conséquences économiques seraient dévastatrices pour le monde,
mais elles seraient presque certainement pires pour la Chine que pour les
Etats-Unis et leurs alliés », ajoute Martin Wolf qui conseille à
Xi Jinping de « reconsidérer sa position et de ne pas s'aventurer plus loin ».
Edward Luttwak, stratège
et historien américain indique que la logique même de la stratégie devrait
imposer aux dirigeants chinois d'opter pour une autre voie que celle de l'hegemon. Jean-Pierre Chevènement,
pour sa part, pense que nous nous dirigeons de nouveau vers un monde bipolaire.
« A l'aube du XXIe siècle, une bipolarité se dessine entre les
Etats-Unis et la Chine. Y-a-t-il une probabilité que celle-ci, qui est encore
moins une démocratie que l'Allemagne impériale d'avant 1914, puisse un jour
tendre à l'hégémonie mondiale ? L'Empire du Milieu, constitué en grand Etat
depuis plus de deux mille ans, n'y a jamais prétendu jusqu'à présent, subissant
davantage les invasions (Arabes, Turco-Mongols, Européens, Japonais)
qu'organisant les siennes ».
Vers une deuxième guerre froide ? L'hypothèse d'un conflit direct entre
les Etats-Unis et la Chine paraît exclue. La dissuasion nucléaire réduit cette
possibilité. Pour l'historien Jean-Noël Jeanneney, auteur de La Grande
Guerre, si loin, si proche, la crise des missiles de Cuba en 1962 montre que
la guerre n'est pas inévitable. Les Etats-Unis et l'URSS ont réussi à sauver la
paix alors que le monde se préparait au pire. « L'humanité peut
apprendre de ses erreurs », affirme The Economist.
L'hebdomadaire britannique cite l'exemple de la crise financière de 2008, lors
de laquelle les puissances mondiales ont oeuvré ensemble afin d'éviter une
dépression de l'ampleur de la crise de 1929.
L'hebdomadaire s'inquiète toutefois de la complaisance et de l'aveuglement
des leaders politiques des puissances émergentes : « Les
politiques tirent sur la corde du nationalisme comme il y a un siècle. En
Chine, la propagande antijaponaise prend des dimensions inquiétantes, tandis
que le premier ministre japonais Shinzo Abe souffle sur les braises du
nationalisme nippon. L’Inde, pour sa part, pourrait bien élire en 2014 Narendra
Modi, un nationaliste hindou qui refuse de condamner les pogroms antimusulmans
dans l'Etat dont il est le dirigeant et qui aurait le pouvoir de déclencher un
conflit nucléaire avec le Pakistan ».
La situation en mer de Chine est particulièrement préoccupante. Kevin Rudd, ancien Premier
ministre et ancien ministre des Affaires étrangères australien, tire la
sonnette d'alarme :
« Comme les Balkans il y a un siècle, l’environnement stratégique est
complexe en Asie orientale, elle est divisée par des alliances, des fidélités
et des rancœurs qui se chevauchent. Au moins six Etats ou entités politiques
sont en bisbille territoriale avec Pékin. Trois d’entre eux sont des
partenaires stratégiques importants des Etats-Unis. Les revendications
territoriales sont en outre vastes – tout comme les enjeux en termes de
ressources minérales, maritimes et énergétiques ».
Le Moyen-Orient constitue une autre source d'inquiétude. Margaret MacMillan
compare la Serbie d'avant 1914 qui finançait les Serbes de Bosnie à l'Arabie
Saoudite qui soutient aujourd'hui les groupes rebelles sunnites du monde entier
et à l'Iran, devenu le protecteur des chiites et du Hezbollah en particulier. « Espérons
que la Russie aura plus de contrôle sur le régime de Damas que sur la Serbie en
1914 », écrit l'historienne.
Pour The Economist, les Etats-Unis sont en première ligne.
« Pour rendre le monde un peu plus sûr, il faudrait d’abord une
diplomatie américaine plus active et plus efficace. Il faudrait que Barack
Obama cesse d’être un spectateur indécis de l’évolution du monde. En se
retirant de fait du Moyen-Orient, en ne tenant pas ses engagements en Syrie, en
louvoyant pendant les révolutions arabes, en ne donnant pas une place nouvelle
dans les affaires du monde aux nouveaux géants, la Chine, le Brésil, l’Inde,
l’Indonésie, la diplomatie américaine montre à la fois un manque d’ambition et
une méconnaissance des leçons de l’histoire ».
La décision stratégique prise par l'administration Obama de faire de la
région Asie-Pacifique sa priorité lui suffira-t-elle à permettre aux Etats-Unis
de conserver leur hégémonie ? Pour Jean-Pierre Chevènement, il n'y a pas de
réponse simple, mais celui-ci n'en pense pas moins.
« En retirant leurs troupes d'Irak et d'Afghanistan, les Etats-Unis
ont entériné le fait qu'ils devaient désormais se borner à retarder le plus
longtemps possible leur lent mais inéluctable déclin ».
LE MONDE
5/1/2014
Les deux grands "absents" de l'article restent toutefois la Russie et l'Iran. Que fera l'Iran?
Poursuivra-t-il son activité de "leader" informel du panislamisme
chiite? Nouera-t-il une alliance objective avec la Russie, scellée par une
méga-organisation pétrolière et gazière et une volonté de contrôler les
détroits stratégiques de l'océan Indien communes aux Russes (avancée vers les
mers utiles) et aux Iraniens? Face à ce reclassement des puissances
géopolitiques réelles ou potentielles, il est en tout cas préoccupant de
constater l'affaiblissement de l'Europe et le découplage USA-Europe. L'Occident
est entré depuis longtemps (1914?) dans une phase de déclin, renforcée par
l'axialisation asiatique de la géopolitique et la montée des Suds vers le Nord.
Or, le vieil eurasiatisme russe regarde (à nouveau) vers l'Est. C'est ici qu'il
faut ajouter l'effondrement des religions occidentales -ou leur remplacement
par une "religiosité" globale in-signifiante territorialement - et la
remontée des religions orientales, à commencer par L'islam. Contrairement à
Jean-Paul II et à Benoît XVI, soucieux de résister théologiquement aux poussées
musulmanes, le pape François, en se réfugiant dans une posture de défense des
pauvres contre les riches, conforte cette nouvelle offensive contre
"l'Occident libéral et matérialiste"! Le "revival" de
l'orthodoxie russe peut, certes, apparaître plus radicale, mais produit une
résistance plus tangible qu'un vague évangélisme global...Décidément,
Huntington...!
Olivier MILZA de CADENET
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